[Bernard et les kiwis] L'heure du kiwi

KittyKiller

Vieux chat.
21 Juin 2008
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Paris
Bernard croisa son reflet dans la glace. Comme chaque jour, à la même heure, il se retrouvait face à son image renvoyée par le vieux miroir en argent poli, disposé par un effroyable sadisme du sort juste en face de la petite chaise de hêtre où il prenait ses repas. Tout ou presque dans cette pièce semblait entretenir l?illusion que rien n?avait changé. Le papier peint cloqué, vert d?eau, décoré d?arabesques céladon, était à peine défraîchi. Le mobilier, la petite table basse, la méridienne recouverte de velours ras, la bibliothèque et le secrétaire en bois sombre, était résolument démodé, comme si la maison entière était restée bloquée dix ans en arrière. Même le coucou suisse cloué au dessus de la porte continuait de sonner chaque heure, inlassablement. Tout, sauf son image, son reflet qui, inexorablement, venait le tirer de la douce torpeur de ses illusions.

Le coucou sonna seize heures. Madeleine l?avait porté jusqu?à la chaise il y a déjà quinze minutes, elle ne tarderait pas à revenir avec la collation. A Nghia Lo, c?étaient les haut-parleurs qui indiquaient l?heure du repas. Bernard se remémorait les longues minutes passées à attendre debout en file indienne pour quelques grammes d?une bouille infecte, mais ça tenait au corps, c?était le principal. Il pouvait encore ressentir l?humidité de l?air, l?odeur du camp, sale et âcre du sang des blessés, les crampes dans les jambes, qui partaient de la cheville et remontaient jusqu?à l?aine. Ces délicieuses crampes qu?il avait maudites durant des semaines. Parfois, la nuit, elles continuaient de l?assaillir, accompagnées de la douleur des longues cicatrices sur les tendons. En deux mois, il n?avait jamais cessé de pleuvoir. Il s?attachait à se remémorer avec exactitude les interminables heures de marche dans l?eau croupie, les blessures brûlantes jusqu?au plus profond de la chair, le soulagement lorsqu?il pouvait enfin enlever ses bottes et plonger ses pieds ensanglantés dans un seau d?eau fraîche, d?abord comme un couteau, puis doucement plus rien, la simple sensation d?exister. Bernard dévia son regard légèrement vers le centre de la pièce. Il n?avait pas vu Madeleine apporter la petite assiette, absorbé dans ses souvenirs.

Il aurait pu être général. Le manteau dru et vert du fruit ne cessait de le lui rappeler. C?était peut-être aussi pour ça, les kiwis. L?amertume de la vie qu?il lui avait promise d?un accord tacite. Lorsqu?elle l?avait épousé, c?était un grand et beau jeune homme, fort de vitalité et de tout ce que l?avenir pouvait permettre, des années de bonheur en perspective, une vie bien cadrée et tranquille, bien assurée, une belle maison solide et un mari aimant. Tout ce qu?elle avait eu, c?était trois mois d?un bonheur balbutiant, puis deux ans d?absence à compter les jours dans l?angoisse d?un courrier officiel, et, pour finir, des années de dévouement sans retour, sans rémission possible. Elle n?avait pas signé pour ça, voilà maintenant sept ans qu?elle passait ses journées à le transporter essouflée d?un bout à l?autre de la maison, lui torcher le cul, lui préparer des collations, jamais trop grosses. Elle ne l?emmenait plus au parc, peut-être avait elle trop honte pour ça. Ses anciennes amies avaient toutes des enfants à promener maintenant. Ou simplement, la lassitude. Peut-être aussi qu?elle avait oublié. Il se rappelait bien le lui avoir dit, il garderait toujours en mémoire son expression incrédule. Comment peut-on ne pas aimer quelque chose d?aussi rare et exotique. Oui, elle avait sans doute tout simplement oublié. Il regrettait parfois de l?avoir épousée, elle, une gentille fille rieuse, pas taillée pour cette vie là. Qu?allait-il faire d?une jolie fille maintenant. Il eut mieux fait d?en choisir une laide et un peu plus dégourdie.
 

KittyKiller

Vieux chat.
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Tout de même. Cette forme, cette couleur. C’était criminel. Non, après tout, Madeleine n’en avait jamais vu, comment aurait-elle pu faire le rapprochement. Si elle avait véritablement voulu lui donner la chair de poule, elle aurait fait venir des grenades d’Espagne, ces fruits aux petits grains rosâtres gorgés de jus qui éclatent sous la dent. Elle n’était pas mauvaise fille. Bernard baissa les yeux sur la petite assiette ronde et le fruit qu’elle contenait. Cet objet qu’il n’avait que trop vu. Ce jour là, il le revivait quotidiennement, à l’heure du kiwi. Pris dans la tempête des évènements, il n’avait pas réalisé ce qui venait de tomber dans l’abri. Sans doute une pierre, elles pleuvaient par centaines, propulsées par les explosions. Tout se passait tellement vite pendant les alertes, tout était tellement confus. Cela faisait près de trente-six heures qu’il n’avait pas dormi. A travers la fumée et les détonations sourdes, il distinguait mal les voix de ses camarades. A sa gauche, Fernand ne bougeait plus, froid comme le marbre, les yeux ouverts vers le ciel. La bruine lui brûlait les yeux, sa plaie béante écorchée par les fines gouttelettes. Il ne voyait pas à deux mètres devant lui. Il tirait au hasard en direction des arbres ; alliés, ennemis ou animaux sauvages, il n’aurait jamais aucune idée de ce qu’il pouvait viser. Bernard baissa les yeux pour sortir une cartouche de sa besace. L’objet était là, sur son pantalon de toile, petit et oblong, gris dans la lumière blafarde de l’abri chancelant. Une des poutres de l’abri s’effondra sur lui, entraînant toute une série de planches qui s’affaissèrent sur ses jambes. Impossible de se dégager, les vestiges de l’abri de fortune le bloquaient jusqu’au bassin. De toutes ses forces, Bernard poussait sur ses bras pour s’extirper des ruines. Les planches qui le recouvraient partirent en éclat. L’explosion tût soudainement le brouhaha du combat, la fumée opaque emplissant l’atmosphère, rendant l’air irrespirable. Un trou béant s’était formé sous son bassin, la douleur si insupportable qu’il ne pouvait se résoudre à s’évanouir.

Bernard leva les yeux alors que la fumée se dissipait doucement. En face de lui, le secrétaire en bois sombre était réduit en cendres. Un des pieds du petit canapé avait volé jusqu’à coucou, gisant désormais quelque part entre les restes de la bibliothèque et l’embrasure de la porte du salon. Le kiwi avait laissé de longues traînées visqueuses sur les murs, des morceaux de peau kaki restant collés dans toute la pièce. Sous le buffet renversé, Madeleine gémissait faiblement, son bras séparé de son corps reposant sur la méridienne. Bernard tourna son regard vers le mur à droite de la chaise. Un pan entier du mur était tombé, laissant une gigantesque ouverture aux bords noirs et fumants. Un rayon de lumière filtrait, laissant entrevoir un paysage vert et bleu, une douce lueur chaude et dorée, et le parfum de l’herbe fraîchement coupée. Bernard se leva sur ses jambes et avança vers l’ouverture. Dehors, c’était la liberté.
 

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