Comme promis voici un petit topo, que j'espère rapide et clair sur le partage social des émotions. Je m'appuie principalement sur l'excellent et très compréhensible ouvrage de Bernard Rimé, Le partage social des émotions (2005, éditions PUF), dont je vous conseille la lecture si elle vous intéresse.
Le partage social des émotions: il est défini en 2009 par Rimé comme un processus prenant place dans les minutes, heures, jours, semaines, mois ou même années qui suivent un épisode émotionnel. Il s'agit pour une personne ayant vécu un événement à portée émotionnelle de le partager socialement via le langage. Comme le souligne Rimé, nous sommes, en tant d'humain, fascinés par les émotions, les événements émotionnels. Il donne l'exemple d'un accident dont nous serions témoin dans la rue. Alors que nous assistons à cet accident, nous ressentons le besoin de le commenter avec les personnes qui sont autour de nous, mais aussi avec nos proches, on voit d'ailleurs souvent des personnes au téléphone avec leurs proches quand elles sont témoins d'un tel événement. Rimé explique ainsi que « tout épisode qui suscite un état émotionnel chez un individu donné tendra ensuite à se diffuser dans le groupe social de cet individu, et à entrer dans cette manière dans la mémoire collective » (2005, p. 162). Les différents types de communications et récits autour des événements émotionnels peuvent être regroupés en un vaste phénomène : le partage social des émotions.
Ce phénomène est essentiel, les études menées sur le partage social des émotions, principalement étudié en psychologie sociale, rapportent que plus de 90% des événements émotionnels font l'objet d'un partage. Hommes et femmes partagent autant leurs émotions, le plus souvent auprès de personnes dont ils sont proches: le conjoint est la principale cible du partage chez les adultes, les amis chez les adolescents et jeunes adultes, les parents chez les enfants.
Des études ont permis de différencier les réponses bienvenues et les réponses malvenues qui peuvent être faites à une personne qui exprime des émotions positives. Ces études rapportent notamment notre malaise et notre angoisse face à la souffrance des autres qui nous ramène à notre propre vulnérabilité. Par ailleurs, elles expliquent que nous sommes démunis face à cette souffrance: nous n'avons pas l'habitude, nous ne savons pas comment réagir. Nous avons du mal à évaluer les réponses appropriées mais aussi le temps qu'il faudra à la personne en souffrance pour sortir de la crise, et nous sous-estimons souvent la durée, ce qui nous amène à ne pas comprendre ce qui se passe lorsque la détresse de l'autre perdure.
Parmi les
réponses malvenues, qui sont considérés comme des interventions simplistes face à la détresse d'autrui, Rimé note (2005, pp.185-186):
"- la gène, le malaise, ou l'évitement physique proprement dit;
- l'exploration curieuse, la fixation visuelle appuyée;
- l'évitement de la communication franche;
- la distance, les manifestations d'insensibilité, la rudesse qui peuvent résulter d'un désengagement personnel;
- l'expression d'une inquiétude exagérée, le pessimisme;
- les manifestations émotionnelles comme la gaieté forcée, l'optimisme de façade, la minimisation (ce n'est pas grave, cela pourrait être pire), le déni (il n'y a pas de problème, ça va aller);
- le découragement de la libre expression (il vaut mieux ne pas en parler);
- le recours à des comportements d'aide stéréotypés tels que donner son avis ou des conseils (il faut te bouger), faire appel à des formules propres à banaliser (c'est le destin) ou à normaliser la situation (ça peut arriver à tout le monde), s'identifier aux sentiments de la personne ou tenter un rapprochement artificiel (je sais ce que tu ressens);
- les manifestations de patronage ou d'attitudes d'hyperprotectrices, particulièrement fréquentes lorsque les comportements d'aide sont utilisés comme recours aux fins de gérer sa propre angoisse;
- l'expression de blâme, de critique ou de jugement; la recherche de fautes ou l'attribution de responsabilités;
- l'encouragement à une récupération rapide et l'expression d'attentes inappropriées à propos du processus de récupération".
On peut donner ici l'exemple de Burleston (1985) qui illustrent les réponses simplistes que l'on pourrait donner à un étudiant qui a échoué à un examen:
> Lui dire comment éviter ce type de situation à l'avenir (travaille davantage)
> L'encourager à modifier son état émotionnel (oublie cet examen, ce qui est fait est fait)
> Tenter de détourner son attention (allons à une soirée pour penser à autre chose).
Pourquoi ces réponses sont inappropriées et n'aident pas ? Rimé explique que ces interventions ne permettent pas de reconnaître l'expérience que la personne traverse, ainsi que ses sentiments qui sont mis de côté. Or il est essentiel de développer des interventions bien plus complexes auprès de personnes en détresse afin de les aider à préserver leur image d'elles-mêmes, leur estime de soi, de maintenir une relation positive avec elles, de leur fournir des informations en lien avec ce qui cause leur détresse, les aider à articuler leur point de vue et leurs sentiments, les aider à comprendre ce qu'elles éprouvent, les encourager à réfléchir à leurs sentiments et leurs conséquences, tenir compte de leurs motivations à plus long termes, les aider à relier leurs sentiments à des motivations et valeurs de niveaux supérieures (aspirations), les aider à imaginer les actions possibles en lien avec leurs objectifs à long termes.
En ce sens on peut distinguer une hiérarchie de réponses, des malvenues aux bienvenues et de qualité croissante, appartenant à 4 catégories (voir Rimé, 2005, pp.190-191):
>
la catégorie plancher: devant la détresse de A, B reste sans voix ou ne trouve rien à dire.
> les réponses qui démontrent que les émotions et sentiments de la personne en détresse font l'objet d'un
déni:
1- B condamne les sentiments de A
2- B met en question la légitimité des sentiments de A
3- B ignore les sentiments de A
> les réponses qui témoignent d'une
acceptation implicite des sentiments de A, sans pour autant que ces sentiments ne soient mentionnés explicitement, légitimés ou explicités:
4- B tente de détourner l'attention de A de la situation désagréable et des sentiments qu'elle suscite
5- B reconnaît les sentiments de A sans cependant essayer de l'aider à comprendre pourquoi il les éprouve ni comment y remédier
6- B s'efforce de diminuer la détresse de A en expliquant la situation par des circonstances
> au niveau supérieur, on trouve les réponses qui apportent une
reconnaissance explicite des sentiments de A: on donne une légitimité aux sentiments, on élabore à leurs propos, on propose éventuellement une analyse globale de la situation:
7- B reconnaît les sentiment de A mais n'en propose qu'une explication partielle, souvent coupler d'une tentative de "remédier" à la situation;
8- B manifeste une reconnaissance élaborée des sentiments de A et il propose une explication en formulant des raisons pour lesquelles ceux-ci sont éprouvés;
9- B aide A à prendre du recul par rapport aux sentiments éprouvés, à reconsidérer ceux-ci dans un contexte plus large ou à la lumière des sentiments des autres personnes en cause.
Ainsi si je peux me permettre
quelques conseils, afin d'aider une personne à se sentir mieux à long terme, le fait de lui changer les idées (par des gâteaux, des blagues, etc.) ne suffit pas, bien que ce soit très important car on maintient les relations avec la personne en détresse. Il faut aussi tenter de lui proposer de construire son interprétation de l'événement difficile qu'elle vit, de l'encourager à envisager des actions à mettre en place, à explorer ses propres sentiments. Veillez bien à reconnaître l'expérience de la personne: tu es triste, tu pleures, tu te sens mal, si tu le souhaites, nous pouvons en discuter. Il faut légititimer les sentiments de la personne: ta tristesse est légitime dans la situation que tu vis, il est normal de se sentir triste face à l'événement auquel tu fais face. On peut encourager la personne à réfléchir à la situation: que pourrais-tu faire pour te sentir mieux ? que pourrions-nous faire ensemble ? Il est très important de ne pas seulement proposer des solutions "toutes faites" mais de laisser la personne réfléchir, explorer ses sentiments, pour identifier ce qui pourrait l'aider. Il est important que les personnes qui sont tristes, même si elles n'ont pas elles-mêmes été blessées ou n'ont pas de proches touchés par un événement douloureux, de bien comprendre qu'elles ont tout à fait le droit d'être triste, d'avoir peur, d'être en colère, les émotions sont légitimes, elles sont là.
Attention pour les personnes dont les proches ont vécu des situations traumatiques: une verbalisation à outrance consistant à raconter l'événement traumatique peut être douloureux et engendrer des réponses négatives comme des images mentales envahissantes. Il faut pouvoir élaborer autour de l'événement, éviter de le revivre en permanence car chaque fois qu'on le raconte, on vit à nouveau les mêmes émotions difficiles (les personnes qui évoquent par exemple un diagnostic de maladie grave pleurent ou sont souvent anxieux à nouveau en évoquant ce moment, même plusieurs années plus tard). Si vos proches ont été concernés par les attentats, soyez vigilants aux manifestations qui peuvent témoigner d'un stress post-traumatique comme des comportements d'évitement (ne plus vouloir aller faire ses courses, ne plus vouloir sortir de chez soi), des troubles du sommeil, etc. N'hésitez pas à encourager vos proches à se rendre en consultation en légitimant leur vécu, leur expérience.
Si vous ou vos proches êtes en situation de détresse, par rapport aux attentats ou à d'autres événements, n'hésitez pas à consulter votre médecin traitant qui pourra vous orienter vers un psychologue ou un psychiatre. Les émotions qui sont les vôtres vous appartiennent, vous n'avez pas à culpabiliser, quel que soit l'événement qui les a provoqué. Vous méritez d'être bien entouré, de vous sentir bien, de profiter de votre vie et d'accomplir vos objectifs.
Bon courage à tous et toutes