@PetitePaille Les jeunes femmes de l'article ont fait le même raisonnement que toi :
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Ainsi Sarah et Sophie se lancent-elles, à l’intérieur du parc Monceau, dans un comptage des personnes qui y entrent « en fonction de leur couleur de peau ». Elles construisent alors une nomenclature qui devient presque aussi sophistiquée que le nuancier d’un magasin de peintures.
À l’origine, elles établissent quatre catégories dont trois seulement renvoient à une couleur : « Blanc, Jaune, Beur, Noir ». Mais, écrivent-elles, « au cours de notre comptage, d’autres nuances de couleur de peau sont apparues, telles que “marron clair”, “marron foncé” et “marron très foncé” pour les couleurs qui ne pouvaient pas être comptabilisées dans la catégorie “noir” ». Leur perplexité ne cesse de grandir. « Par exemple : est-ce qu’un Philippin est “noir” ? Il n’est pas “beur” ni “marron clair”, en comparaison avec un Maghrébin, un Émirati ou un Iranien ; dans ce cas, il est peut-être “marron foncé” mais il n’est pas “noir”, en comparaison avec les populations “noires d’Afrique”. De même : est-ce qu’un Pakistanais est “noir” ? Est-ce qu’un Cambodgien est “noir” ? Est-ce qu’un Malgache est “noir” ? […]
De même, à l’opposé qu’est-ce qu’être “blanc” ? Il existe bien des Italiens du sud qui ont une couleur de peau parfois très foncée, sont-ils “blancs” ? […] Les Inuits dans leur environnement naturel arrivent à distinguer visuellement au moins une quinzaine de types de “blancs” différents ; ils ont donné des désignations spécifiques pour chacune des différentes nuances de “blancs”. » Avec cet exemple éloigné, Sarah et Sophie montrent qu’il y a mille manières de découper et catégoriser le réel.
Toutefois, l’inventivité des hommes est proportionnée à leurs préoccupations concrètes : si les Inuits distinguent tant de nuances de blanc, c’est parce que cela permet de mieux appréhender, dans leur environnement, les différentes formes de neige et de glace. De la même manière,
un classement racial doit avoir pour objectif d’outiller et d’orienter l’analyse d’un ordre social raciste.
Les catégories sur lesquelles débouchent Sarah et Sophie ne sont pas des catégories de « couleur ». Pour observer, l’enquêteur n’utilise pas un nuancier qui lui offrirait une nomenclature raffinée par la déclinaison de centaines de teintes. Il n’est pas question de couleur mais de race, c’est-à-dire de catégories et de marqueurs correspondants forgés par l’histoire de rapports sociaux de domination. Par exemple, les Arabes ou Maghrébins ont longtemps été considérés comme blancs dans les pays anglo-saxons parce que l’histoire coloniale de ces pays ne les avait pas constitués comme une catégorie particulière. Une telle assimilation n’aurait aucun sens en France, où les populations d’origine maghrébine sont rendues saillantes, au moins depuis la colonisation de l’Algérie au XIXe siècle, par des discours et des pratiques multiples, des plus publics aux plus privés.
Concluant que la couleur ne suffit pas, les deux étudiantes estiment « plus judicieux de prendre en compte non seulement la couleur de peau mais aussi la morpho-physionomie du visage (la forme générale du visage, la forme et la taille du nez, la couleur et texture des cheveux, la couleur des yeux, etc.) ». Elles reprennent ainsi le cheminement des savants racistes du XIXe siècle – qui, contrairement à Sarah et Sophie, ajoutaient à leurs classements morphologiques la conviction qu’ils pouvaient prédire des variations culturelles. Elles s’affrontent donc aux mêmes impasses : aucun critère décisif ne permet de déterminer où tracer les frontières entre catégories. Sarah et Sophie fabriquent ainsi un tableau comportant huit catégories raciales. Encore insatisfaites, les étudiantes trouvent leur classement « très subjectif », ne cessant d’en souligner l’arbitraire. Cela ne signifie pas qu’il est faux, mais qu’on aurait pu faire autrement. Elles achèvent leur raisonnement par un tableau beaucoup plus rudimentaire, qui se contente de séparer les Blancs (78 % des 250 personnes entrées dans le parc pendant leur observation) des non-Blancs (22 %).
Par ce cheminement, elles montrent ainsi le caractère conventionnel des classifications :
une observation, même fine, des traits et tons du visage ne donne pas de réponse automatique à la question des catégories de classement qui seraient pertinentes. Quel que soit le critère retenu, la réalité présente un continuum des corps, tandis que l’on cherche à ranger dans des catégories séparées. La logique de rangement est construite par une perception des races, qui est une perception raciste léguée par notre histoire, mais qui est un moyen parfois incontournable pour mettre en lumière des phénomènes découlant du racisme. La compétence mise en œuvre par Sarah et Sophie est une sorte de sens commun raciste qui loge en chacun de nous, augmentée simplement d’un principe de symétrie (c’est-à-dire du souci de nommer les Blancs), et de la conscience que ces catégories sont utiles à la description parce qu’elles ont servi et servent à opprimer.
Les catégories mobilisées sont arbitraires, contingentes, historiques. Si elles ont une efficacité descriptive, c’est parce que des acteurs innombrables leur ont donné une consistance, une puissance de structuration de la société. On a beau le dire et le savoir, on risque toujours de l’éluder lorsqu’on fige ces catégories en tête de colonnes d’un tableau statistique. C’est le risque à prendre pour décrire notre présent, qui est à la fois le fruit et un moment parmi d’autres de l’histoire.
Si
repérer des races n’a de sens que parce qu’il y a du racisme, et si le repérage des races emprunte par conséquent les catégories instituées par le racisme, pour autant ce dernier ne fournit pas une nomenclature unique et assurée.
Au cours de ses cinq siècles d’existence, l’idéologie raciste n’a cessé de se contredire en affirmant le caractère évident, absolu et éternel des races, tout en en inventant constamment de nouvelles. Par exemple, faut-il aujourd’hui user d’une catégorie unifiée de « Beurs », comme le font Sarah et Sophie, ou distinguer les « Arabes » des « Berbères » ? Aucune réponse définitive n’est possible. C’est un arbitrage entre ce que l’on cherche, les questions que l’on se pose, et ce que présente le terrain comme informations.
En l’occurrence, Sarah et Sophie ont finalement conclu de la taille réduite de leur échantillon et de l’incertitude pesant sur leurs classements que la nomenclature la plus simple à manipuler et la plus fructueuse en termes de résultats était celle séparant des Blancs des non-Blancs."