Je trouve le débat lancé par
@Nacre intéressant et complexe, et c'est aussi un questionnement que j'ai, d'autant que je trouve qu'on a moins cette notion de queerbaiting dans les amitiés féminines représentées à l'écran
(je précise que mon propos qui suit ne s'applique pas aux propos d'Anthony Mackie mais je rebondis surtout sur le poste de Nacre).
Je trouve assez intéressant de réaliser qu'à l'écran, on fait beaucoup plus facilement la différence entre une amitié féminine hyper tactile et fusionnelle et une potentielle attirance, il y a moins ce "doute" autour des amitiés féminines très proches, ce qui permet d'éviter plus facilement le queerbaiting (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a jamais du queerbaiting concernant deux femmes, mais c'est une critique qui ressort moins souvent que pour les hommes).
Je suis assez d'accord sur certains arguments de
@Nacre. En fait, je trouve que ça fait quand même vachement partie de la société patriarcale traditionnelle que de lire la plupart des relations à travers le couple, existant ou futur, et je trouve dommage que souvent, on attende dans la fiction que l'aboutissement d'une relation entre deux personnages soient une relation amoureuse, comme si c'était la forme ultime de relation.
Par exemple, pour une série qui a beaucoup été accusée de queerbaiting, Supernatural, il faut quand même rappeler qu'au début de la série, avant l'arrivée de Castiel (un ami des héros), certains fans fantasmaient sur une relation entre Dean et Sam qui sont... frères! Comme si le fait qu'ils soient frères ne suffisait pas pour en faire la relation la plus absolue possible, qu'il fallait qu'il y ait des sentiments amoureux et de l'attirance sexuelle entre les deux héros pour que ça soit vraiment intense. Je ne dis pas que la série a bien géré le queerbaiting à partir de l'arrivée de Castiel, mais la série parlait justement de la puissance de l'amour fraternel et je trouve ça assez intéressant que certains fans n'aient pas pu concevoir qu'un amour très puissant, même entre frères, puisse être autre chose qu'amoureux, que l'amour romantique surpassait forcément l'amour fraternel à leurs yeux. Je trouve que c'est une marque quand même de notre société patriarcale construite autour du couple.
Bien sûr qu'il y a une tendance à nier les relations homosexuels en les qualifiant de simples relations amicales, notamment pour les grandes figures historiques. Mais d'un autre côté, on a effectivement tendance aussi à nier la capacité pour un homme de ressentir et manifester des émotions fortes qui ne soient pas de l'amour romantique, de toucher quelqu'un d'autre sans ressentir de désir sexuel, etc.
Je ne sais pas pour vous, mais j'ai grandi avec cette idée que c'était normal de faire des câlins à mes amies, de poser ma tête sur leurs genoux, de leur caresser les cheveux, de leur dire qu'elles sont belles, etc. (et je me doute bien que certaines femmes ne font pas du tout ça, mais c'est quand même quelque chose d'assez commun!) Donc quand je vois d'autres femmes faire ça, je n'en déduis pas automatiquement qu'elles sont en relation amoureuse. Par contre, si je vois des hommes faire ça, je vais me poser la question de leur orientation sexuelle et de leur relation... Mais est-ce qu'on ne devrait pas justement remettre ça plus souvent en cause? Est-ce qu'on ne devrait pas arrêter de chercher des sentiments amoureux dans chaque marque d'affection et de tendresse entre deux personnes qui ne sont pas de la même famille?
Aussi, je trouve que le queerbaiting masculin a une composante très particulière qui est que beaucoup de femmes hétérosexuelles s'investissent dans la relation supposément homosexuelle, non pas parce qu'elles veulent plus de représentation LGBT, mais parce que la représentation des émotions masculines fait que la vulnérabilité d'un homme est très rarement montrée face à une femme. Pour qu'un homme puisse être perçu pleinement comme tendre, vulnérable et émotionnel tout en conservant son prestige social, il faut que l'inégalité de genre soit abolie... donc qu'il n'y ait qu'un seul genre représenté. Avec nos codes sociaux, un homme ne peut pas à 100% apparaitre comme la personne du couple qui est sensible et tendre s'il est dans une relation hétérosexuelle... justement parce qu'il apparaitra alors comme gay, effeminé, faible et qu'on nous apprend à ne pas désirer ce type d'hommes.
La seule manière de rendre ça acceptable chez un homme, c'est qu'il ne fasse pas face à une femme mais à un autre homme, parce qu'alors il se trouvera sur un pied d'égalité genrée et n'aura plus besoin de cocher les codes hétérosexuels qui interdisent l'expression de certaines émotions (je parle ici de la représentation, pas des vraies relations homosexuelles). Or, je pense beaucoup de femmes hétéros aspirent à cette sensibilité chez les hommes sans pour autant se sentir à l'aise pour y rêver puisque ça va à l'encontre des codes qu'on leur a transmis et ça voudrait dire rêver d'un homme "non-viril". La seule manière d'avoir à la fois un homme viril et vulnérable, c'est de le mettre en scène avec un autre homme viril vulnérable.
Du coup, je pense que beaucoup de spectatrices hétéros (et peut-être même de spectateurs hommes hétéros qui aimeraient avoir la liberté d'exprimer leurs émotions) projettent sur certaines relations masculines des choses romantiques car c'est seulement comme ça qu'ils arrivent à admettre l'image d'un homme sensible qui leur parait en fait plutôt séduisante.
Après, je disais en intro que ce débat est complexe car évidemment qu'il y a un équilibre à trouver pour ne pas nier des relations homosexuelles existantes et admettre que des personnages pas spécialement écrits comme amoureux à la base puissent tomber amoureux en cours de route même s'ils sont gays ou bi, exactement comme les scénaristes le font avec les persos hétéros, et en même temps normaliser le fait que les relations fortes entre deux être humains n'ont pas nécessairement besoin de passer par un couple.
Et je précise aussi que ce que je dis ne concerne pas uniquement le public. En me lisant, on pourrait croire que je reproche au public ses réactions, mais en réalité, si le queerbaiting existe, je pense que c'est aussi en partie parce que les scénaristes ont dû mal à sortir du schéma "couple = socle des relations sociales". Ils créent du queerbaiting parce qu'ils n'ont pas le courage de faire une relation homosexuelle tout en ayant eux-mêmes du mal à accepter à 100% qu'une relation forte non-amoureuse soit totalement courante et normale, ils ont à mon avis eux-mêmes ce doute qui plane sur leurs persos de "c'est un peu louche vu de l'extérieur, non?" au lieu d'assumer que leurs persos peuvent avoir une vraie relation forte qui ne soit pas amoureuse. Le queerbaiting, c'est aussi l'incapacité des scénaristes à trancher entre "une relation gay serait tout à fait possible dans notre scénario" et "une relation platonique qui se présenterait de cette manière ne serait pas du tout suspecte".