.Bernard n'a jamais aimé les kiwis, ni les tomates. Elle le savait pourtant. Mais tous les jours, parce qu'elle avait la flemme, ou bien pour se venger d'une mesquinerie qu'il lui aurait faite, elle s'acharnait à lui servir ratatouilles et autres spaghettis. Evidemment, Bernard fuyait. Dès que le coucou suisse de l'entrée l'approchait du casse-croûte, il attrapait sa canne. Mais parfois, il n'y pouvait rien : elle le calait bien,coussin derrière et serviette coincée devant. Et ça finissait toujours pareil, avec un kiwi coupé en lamelles dans la petite assiette à dessert offerte par la grand mère
Pourtant cette fois-ci, Bernard mangea goulûment son repas ponctuant chaque bouchée d?un sourire ravi. Son regard pétillant ne trahissait aucun dégoût et affichait ostensiblement un contentement inattendu. Il contempla le délicat ouvrage de la petite assiette en porcelaine et inspira profondément.
- Quoi ? Tu finis tes plats aujourd?hui ? demanda sa compagne médusée.
- J?avais faim, c?est tout.
- Mais qu?est-ce que tu manigances, hein ? Tu crois que j?ai pas compris ton petit jeu !
Bernard s?esclaffa.
- Ah, Ida ! J?aime bien quand tu fais ton cinéma. Que tu crois tout pouvoir contrôler, mener ton petit monde à la baguette et ton petit infirme de mari aussi. Aucune relâche, aucun manque d?attention? Tu es parfaite, Ida. Tout le monde sait. Et c?est pour ça qu?aujourd?hui, je suis heureux. Heureux de ta faille, de ce petit grain de sable dans le mécanisme. Nous sommes le 14 mai, ma chérie. Cela ne te dit rien ?
La mine déconfite, Ida garda le silence sous ses paupières tremblantes.
- Ces tomates farcies bien trop cuites et ces petites lamelles de kiwi, mal dégrossies, atrocement sucrées, quels merveilleux cadeaux pour notre vingt-sixième anniversaire de mariage. Oui, tu as compris mon petit jeu. Je te sens déjà capituler. Je vais partir, Ida. Enfin.
- Jamais, tu m?entends ! Jamais ! s?étouffa-t-elle en tapant des poings sur la table. Je vais veiller sur ta misérable vie jusqu?à ce que tu sois sur ton lit de mort. Je veux que tu aies mon visage, en gros plan, bien imprégné dans ta cervelle quand tu crèveras. Je te le jure, c?est comme ça que ça se passera.
- Et dire que tu étais la plus douce, tu aurais pu être mère? Je t?ai aimé Ida. Mais cette culpabilité qui te ronge, ce n?est plus toi. Tu sais très bien que ce sera mieux si je m?en vais. Arrête de te mentir. C?est pour ton bien.
Bernard soupira en prenant sa canne pour se lever. Il resta immobile devant la table attendant que son épouse relève la tête. Il voulait lui donner un dernier sourire qui peut-être l?aiderait à comprendre qu?il lui avait déjà pardonné cet accident atroce.
L?amour n?y était plus depuis longtemps, seule Ida continuait ce simulacre, par habitude, par culpabilité, par peur du qu?en dira-t-on? A tel point, qu?elle avait fini par le haïr, lui, le pauvre handicapé que tout le monde plaignait. Et elle dans tout ça, qui prenait garde à elle ? « Vous comprenez, c?est sa femme qui l?a renversé en voiture ; c?est de sa faute, c?est bien normal qu?elle s?en occupe. Et puis les institutions, ça coûte cher, non, rien ne vaut l?amour et les soins de la famille » disait-on au village.
Ida réprima son sanglot en effaçant une larme qui barra fugacement sa joue. Puis elle se leva d?un bond agrippant les épaules de Bernard.
- Non, je vais pas te laisser partir. Tu veux ma déchéance, c?est ça ? Ben tu l?auras pas. Tu ne M?auras pas. Le seul service que tu peux me rendre, c?est de crever, Bernard. T?entends, faut que je le fasse moi-même pour qu?enfin je puisse vivre et qu?on vienne me consoler de ta perte. C?est de cette dignité-là dont j?ai besoin, celle de la veuve éplorée. Et plus de remords, plus rien. Une épouse modèle, tu vois.
- Si c?est ce que tu veux, on va faire comme ça alors, conclut Bernard d?une voix sereine pleine d?empathie.
Ida le fixa d?un regard soulagé et posa sa tête sur l?épaule osseuse de son mari. Un dernier réconfort.
Bernard saisit la petite assiette à dessert encore dégoulinante de jus de kiwi. Le décor était un peu suranné mais c?était à la mode lorsque sa grand-mère offrit le service à vaisselle complet comme cadeau de mariage. D?un geste assuré, il vint marteler la nuque d?Ida jusqu?à briser la porcelaine et continua frénétiquement avec les brisures qui s?échappaient de sa main ensanglantée. Son épouse perdit toute consistance et tomba lourdement au sol.
Empoignant fermement sa canne, Bernard délivra un « Adieu, ma chérie » avant de claudiquer en direction de la porte d?entrée.
***
Voilà ma contribution au forum d'Ecriture, je tiens à remercier Mademoiselle So, non seulement pour l'initiative, mais surtout pour le thème complètement loufoque! J'ai adoré me triturer les méninges. Et puis, ça faisait plusieurs mois que je n'avais pas écrit suite à plusieurs événements et contrariétés personnelles et du coup, mon écriture était complètement rouillée.
Cet exercice est arrivé à point-nommé pour remettre la machine en route, j'en avais besoin.
Je suis assez contente de mon texte même si c'est pas transcendant, je trouve personnellement que ça manque de descriptions et qu'il est peut-être un peu trop brut. Mais globalement, je suis surtout contente de l'exercice qui a provoqué un nouvel élan.
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