Il y a bien longtemps que je n’ai pas écrit un message ici. Je n’ai plus le temps que j’avais, à d’autres périodes de ma vie, lorsque je passais des heures chaque jour à écumer les différentes sections du forum, venant parler de mes colères, mes joies, mes incompréhensions… J'y ai suivi tant d'histoires, vécu tant de choses par procuration, je m'y suis répandue dans d'imbuvables pavés relatant mes émois romantiques quand j'avais le temps d'en vivre, j'y ai aussi partagé mes peines de cœur quand c'était le seul endroit où elles étaient dicibles, en faisant appel à la bienveillance et la tolérance des membres qui composent l’incroyable communauté qui s’est constituée à partir du site. Communauté que j’ai tant vu évoluer au cours de ces 15 années. J’y ai croisé et lu tant de filles incroyables. J’y ai appris tant de choses. J’y ai été horripilée, inspirée, émue. Mais Madmoizelle, en plus (et avant) d’être un forum, comme tu le dis, c’est un site. Une plateforme de mise en relations.
Cet article annonçant ton départ me donne envie de reprendre très brièvement mon clavier pour te remercier pour tout,
@Fab , et pour remercier toutes les incroyables jeunes femmes qui ont croisé la route du magazine depuis 2005. J’ai découvert Madmoizelle en 2006. J’avais 15 ans. À l’époque j’étais une ado pleine de préjugés, je sortais de 4 années de collège durant lesquelles j’avais appris, au contact de mes copines, aussi peu éduquées que moi aux questions de féminisme et de sororité, qu’une fille qui portait des jupes courtes et couchait avec des mecs, c’était « une pute ». J’ai découvert Madmoizelle en 2006 par le biais des « dressing room », l’ancêtre photographique des street style en quelque sorte, alors que, du fond de ma chambre où je passais le plus clair de mon temps, je voulais partager quelque part sur le net ma passion pour les fringues. Puis ma souris a dérapé de la section « dressing room », s’est aventurée sur le site et sur les articles qui le composaient. J’ai lu les articles de Maia Mazaurette. J’ai lu l'article sur « les filles qui n’aimaient pas les filles », un des premiers à m'avoir marquée. J’ai lu des articles sur le féminisme, sur la sororité. Progressivement (et parallèlement, bien sûr, à plein d’autres rencontres), tout a changé. Je reviens de très loin politiquement parlant et « féministement parlant ». Et Madmoizelle a, très clairement, été la première brique posée à l’édifice de ma construction politique. Et quelle brique ! Depuis ce temps, Madmoizelle n’a cessé de m’accompagner. J’ai aussi appris à diverger des articles publiés sur le site, à développer une approche féministe parfois différente de celle que j’y lisais, moins libérale par exemple, plus intersectionnelle, et surtout plus sensible à la question de l’imbrication entre facteurs de genre, de race, et de classe sociale -la dernière étant pour moi trop souvent oubliée dans les articles que j’ai pu lire ici.
Écrire ce message me submerge de mélancolie et de reconnaissance car Fab, tu as littéralement changé ma vie. Sur tellement d’aspects. Je suis arrivée ici pour poster des photos de t-shirt « I love NY » et de fausses converses, et, de fil en aiguille, le site est devenu un repère dans mon existence, et dans l’intégralité de ma construction identitaire.
Il y a quelques jours, je discutais avec un copain. Il me disait qu’il voulait travailler son style, développer quelque chose rien qu’à lui, et je lui ai suggéré de regarder vos street styles, en lui disant qu’il s’agissait de vidéos que je suivais depuis 2008 (date de lancement du format si je ne m’abuse) et qui ont accompagné l’évolution de mon look, de ma réflexion en termes vestimentaires, qui m’ont aidée à prendre confiance en moi, à savoir qui j’étais, ce que je voulais, ce que j’aimais, à me construire puis à me connaitre. Ensuite, je parlais avec ce même copain de danse. Il me disait qu'il était fasciné par le voguing, je lui conseillais à ce sujet la vidéo où Elise passe quelques journées en immersion avec des vogueurs, publiée sur le site il y a quelques années.
Puis j’ai parlé de sexe avec une autre amie. Je lui ai parlé de Queen Camille, pour la richesse de ses contenus en termes d’éducation sexuelle. À une troisième amie qui venait de vivre un avortement très difficile et se demandait où et comment en parler pour ne pas risquer la récupération par les mouvements pro-vie, j'ai conseillé d'écrire un témoignage pour la rubrique Madmoizelle consacrée aux expériences des lectrices. Ensuite, j’ai été regarder une vidéo de Greg Guillotin pour me détendre. Et j’ai perdu mon temps sur une story à rallonge de Marion Seclin. Puis j’ai rigolé à l’écoute d’une chronique France inter d’Allison Wheeler. J’ai entretenu ma mémoire avec Anouk Perry et ses récents podcasts « Devenir Lady Memory ». J’ai fait une plongée dans l’altérité de genre en allant me délecter de la finesse des Boy’s club que tu as participé à lancer avec Mymy. J’ai été écouter A.I.M parler d’afroféminisme, j’ai scotché sur les vidéos sur-introspectives de La Carologie. J'ai liké des photos de Sophie Riche, Kalindi, Alix Martineau. J'ai été prendre un shot d'émotion et d'empathie en regardant un Cher corps de Lea Bordier. J'ai admiré l'inventivité et la poésie des vidéos de Charlie sur Youtube, zappé sur une vidéo où Caro parle de mode avec un mélange fascinant de légèreté et de réflexivité. En quête de prescriptions musicales, j'ai été écouter les dernières recommandations de Louise Petrouchka. J'ai été rafraîchir la chaîne Youtube de Margaux Palace et celle de Lucie Kosmala, curieuse de ce qu'elles devenaient. Au détour de mes navigations, j'ai aperçu la tête de Waxx sur Konbini, celle de Chinois marrant sur Clique... J’ai ouvert Les culottées de Pénélope Bagieu, fascinée pour cette femme incroyable, son intelligence et ce capital sympathie qui irradient dans tout ce qu'elle fait. Et j’ai réalisé que toutes ces personnes, et tellement d’autres, je les avais découvertes grâce à vous.
Comme me l’a dit le copain mentionné quelques paragraphes plus haut : « par contre t’as la référence facile avec Madmoizelle ! J’ai l’impression qu’on peut parler de tout et c’est toujours madmoizelle ! ». Je ne m’étais jamais fait la réflexion, soucieuse de me présenter à moi-même et aux autres comme une libre penseuse, une personne parfaitement indépendante d’esprit, et soucieuse aussi de marquer mes distances quant à de nombreuses choses que j’ai pu lire sur le site. Mais force était de constater qu’il disait vrai. Madmoizelle a, de près ou de loin, une place dans chacun de mes schèmes de perception du monde. En m'ouvrant sur le monde et sur le regard des autres, en laissant l'espace à des paroles variées de s'exprimer, par le site ou par le forum, vous avez démultiplié mes capacités d'entendement, ma tolérance, celle de vos lectrices. Vous m'avez fait sortir de ma zone de confort, fait découvrir tellement d'horizons. Parfois les gens s'étonnent que je semble les comprendre alors qu'il me relatent des expériences que je n'ai pas vécues. Au fond de moi, je sais que Madmoizelle joue un rôle structurant là-dedans : vous ne cessez de mettre vos lectrices au contact de l'altérité. Vous faites de nous des personnes plus riches.
N’ayons pas peur des mots, Madmoizelle a été une instance de socialisation structurante dans ma vie, et, alors que j’approche les trente ans, elle le reste aujourd'hui, et le restera. J’ai découvert tant de choses grâce à vous, j’ai pleuré, j’ai ri, j’ai appris, je vous ai détesté.e.s, je vous ai adoré.e.s, j’ai été d’accord, j’ai été réfractaire… L’importance que vous avez joué dans tout ce que je suis aujourd'hui est inestimable, et si j’avais le temps j’aimerais un jour y revenir très précisément, car je crois qu’en tant que lectrices que tes équipes et toi avez fait grandir, on vous doit bien ça.
En dernier lieu, Fab, je te remercie infiniment pour cette grande honnêteté intellectuelle qui te caractérise. Merci pour ce bel empire que tu as bâti (la tournure est très méritocratique mais tant pis, car c’est aussi ça Madmoizelle, c’est aussi une start up qui incarne cet idéal de la réussite partie de rien). Même si je déteste le changement, le profil des deux femmes qui prennent ta relève m’enchante et me ravit. J’ai hâte de voir ce que va devenir le site. Et bon vent à toi.