Bernard croisa son reflet dans la glace. Comme chaque jour, à la même heure, il se retrouvait face à son image renvoyée par le vieux miroir en argent poli, disposé par un effroyable sadisme du sort juste en face de la petite chaise de hêtre où il prenait ses repas. Tout ou presque dans cette pièce semblait entretenir l?illusion que rien n?avait changé. Le papier peint cloqué, vert d?eau, décoré d?arabesques céladon, était à peine défraîchi. Le mobilier, la petite table basse, la méridienne recouverte de velours ras, la bibliothèque et le secrétaire en bois sombre, était résolument démodé, comme si la maison entière était restée bloquée dix ans en arrière. Même le coucou suisse cloué au dessus de la porte continuait de sonner chaque heure, inlassablement. Tout, sauf son image, son reflet qui, inexorablement, venait le tirer de la douce torpeur de ses illusions.
Le coucou sonna seize heures. Madeleine l?avait porté jusqu?à la chaise il y a déjà quinze minutes, elle ne tarderait pas à revenir avec la collation. A Nghia Lo, c?étaient les haut-parleurs qui indiquaient l?heure du repas. Bernard se remémorait les longues minutes passées à attendre debout en file indienne pour quelques grammes d?une bouille infecte, mais ça tenait au corps, c?était le principal. Il pouvait encore ressentir l?humidité de l?air, l?odeur du camp, sale et âcre du sang des blessés, les crampes dans les jambes, qui partaient de la cheville et remontaient jusqu?à l?aine. Ces délicieuses crampes qu?il avait maudites durant des semaines. Parfois, la nuit, elles continuaient de l?assaillir, accompagnées de la douleur des longues cicatrices sur les tendons. En deux mois, il n?avait jamais cessé de pleuvoir. Il s?attachait à se remémorer avec exactitude les interminables heures de marche dans l?eau croupie, les blessures brûlantes jusqu?au plus profond de la chair, le soulagement lorsqu?il pouvait enfin enlever ses bottes et plonger ses pieds ensanglantés dans un seau d?eau fraîche, d?abord comme un couteau, puis doucement plus rien, la simple sensation d?exister. Bernard dévia son regard légèrement vers le centre de la pièce. Il n?avait pas vu Madeleine apporter la petite assiette, absorbé dans ses souvenirs.
Il aurait pu être général. Le manteau dru et vert du fruit ne cessait de le lui rappeler. C?était peut-être aussi pour ça, les kiwis. L?amertume de la vie qu?il lui avait promise d?un accord tacite. Lorsqu?elle l?avait épousé, c?était un grand et beau jeune homme, fort de vitalité et de tout ce que l?avenir pouvait permettre, des années de bonheur en perspective, une vie bien cadrée et tranquille, bien assurée, une belle maison solide et un mari aimant. Tout ce qu?elle avait eu, c?était trois mois d?un bonheur balbutiant, puis deux ans d?absence à compter les jours dans l?angoisse d?un courrier officiel, et, pour finir, des années de dévouement sans retour, sans rémission possible. Elle n?avait pas signé pour ça, voilà maintenant sept ans qu?elle passait ses journées à le transporter essouflée d?un bout à l?autre de la maison, lui torcher le cul, lui préparer des collations, jamais trop grosses. Elle ne l?emmenait plus au parc, peut-être avait elle trop honte pour ça. Ses anciennes amies avaient toutes des enfants à promener maintenant. Ou simplement, la lassitude. Peut-être aussi qu?elle avait oublié. Il se rappelait bien le lui avoir dit, il garderait toujours en mémoire son expression incrédule. Comment peut-on ne pas aimer quelque chose d?aussi rare et exotique. Oui, elle avait sans doute tout simplement oublié. Il regrettait parfois de l?avoir épousée, elle, une gentille fille rieuse, pas taillée pour cette vie là. Qu?allait-il faire d?une jolie fille maintenant. Il eut mieux fait d?en choisir une laide et un peu plus dégourdie.
Le coucou sonna seize heures. Madeleine l?avait porté jusqu?à la chaise il y a déjà quinze minutes, elle ne tarderait pas à revenir avec la collation. A Nghia Lo, c?étaient les haut-parleurs qui indiquaient l?heure du repas. Bernard se remémorait les longues minutes passées à attendre debout en file indienne pour quelques grammes d?une bouille infecte, mais ça tenait au corps, c?était le principal. Il pouvait encore ressentir l?humidité de l?air, l?odeur du camp, sale et âcre du sang des blessés, les crampes dans les jambes, qui partaient de la cheville et remontaient jusqu?à l?aine. Ces délicieuses crampes qu?il avait maudites durant des semaines. Parfois, la nuit, elles continuaient de l?assaillir, accompagnées de la douleur des longues cicatrices sur les tendons. En deux mois, il n?avait jamais cessé de pleuvoir. Il s?attachait à se remémorer avec exactitude les interminables heures de marche dans l?eau croupie, les blessures brûlantes jusqu?au plus profond de la chair, le soulagement lorsqu?il pouvait enfin enlever ses bottes et plonger ses pieds ensanglantés dans un seau d?eau fraîche, d?abord comme un couteau, puis doucement plus rien, la simple sensation d?exister. Bernard dévia son regard légèrement vers le centre de la pièce. Il n?avait pas vu Madeleine apporter la petite assiette, absorbé dans ses souvenirs.
Il aurait pu être général. Le manteau dru et vert du fruit ne cessait de le lui rappeler. C?était peut-être aussi pour ça, les kiwis. L?amertume de la vie qu?il lui avait promise d?un accord tacite. Lorsqu?elle l?avait épousé, c?était un grand et beau jeune homme, fort de vitalité et de tout ce que l?avenir pouvait permettre, des années de bonheur en perspective, une vie bien cadrée et tranquille, bien assurée, une belle maison solide et un mari aimant. Tout ce qu?elle avait eu, c?était trois mois d?un bonheur balbutiant, puis deux ans d?absence à compter les jours dans l?angoisse d?un courrier officiel, et, pour finir, des années de dévouement sans retour, sans rémission possible. Elle n?avait pas signé pour ça, voilà maintenant sept ans qu?elle passait ses journées à le transporter essouflée d?un bout à l?autre de la maison, lui torcher le cul, lui préparer des collations, jamais trop grosses. Elle ne l?emmenait plus au parc, peut-être avait elle trop honte pour ça. Ses anciennes amies avaient toutes des enfants à promener maintenant. Ou simplement, la lassitude. Peut-être aussi qu?elle avait oublié. Il se rappelait bien le lui avoir dit, il garderait toujours en mémoire son expression incrédule. Comment peut-on ne pas aimer quelque chose d?aussi rare et exotique. Oui, elle avait sans doute tout simplement oublié. Il regrettait parfois de l?avoir épousée, elle, une gentille fille rieuse, pas taillée pour cette vie là. Qu?allait-il faire d?une jolie fille maintenant. Il eut mieux fait d?en choisir une laide et un peu plus dégourdie.