Par avance désolée du post assez long, pas mal d'explications et de contexte dedans
Je ne commente pas souvent, mais là, je ne pouvais pas faire autrement : quand je suis arrivée à la fin de l'article, j'étais surprise, et aussi assez déçue.
D'autres personnes ont déjà très bien expliqué que le post de Kim Kardashian est de nature publicitaire, que le but de la publicité, c'est de vendre, et qu'il est fallacieux de parler de “choix libre” face à ce genre de choses. Certaines personnes se spécialisent dans l'étude du comportement humain, et il a assez bien été montré qu'il est possible d'orienter (avec plus ou moins de succès) le choix des gens, que ce soit pour vendre plus ou pour résoudre certains problèmes de santé publique.
Dans ce deuxième cas, on parlerait de “nudges”, une façon “douce” d'orienter les gens vers le “bon” choix. Ainsi, il y a une énorme différence entre une situation où tout le monde est donneur d'organe par défaut et jusqu'à preuve du contraire, et une situation où la norme est au contraire de ne pas prélever d'organes à moins que la personne l'ait fait clairement savoir de son vivant. Dans les deux situations, tout le monde reste parfaitement libre de faire connaître et respecter ses préférences. Dans les faits, on constate que la plupart des gens n'ont pas forcément un avis très tranché, ou qu'ils n'ont pas vraiment réfléchi à la question, et que c'est la décision “par défaut” qui prédomine.
Bref : énormément de facteurs influencent notre comportement. Même quand on est “déconstruit”. Même quand on suit la recommandation de l'article. Se référer à cette recommandation, c'est loin d'être assez. C'est un peu comme dire qu'aujourd'hui tout le monde a le choix de se tenir informé de l'actualité. Oui, c'est vrai, “on a le choix”. Mais il ne s'ensuit pas que tout le monde prendra le temps, fera usage de son esprit critique, etc. Les gens ne font pas le choix d'être abreuvé de fake news et de parfois tomber dans le panneau.
La question du choix (et du “féminisme du choix”, choice feminism en anglais) est au coeur des débats et de la théorie féministe actuelle. Pour mieux comprendre ce qui se joue derrière l'utilisation de tels arguments, un peu de contexte ne ferait pas de mal.
Dès les années 1920, aux Etats-Unis (la décennie de la prohibition, du swing, des flappers...) on commence à concevoir un lien entre émancipation féminine et consommation. C'est d'ailleurs la décennie qui voit l'émergence des premiers supermarchés (enfin, de ce qu'on reconnaîtrait comme...), le développement de la publicité, de l'industrie de la beauté, etc. Pour l'historienne Nancy Cott, le féminisme “blanc” a commencé, à cette époque, à envoyer le message que ce qui relevait du choix et de la réalisation de soi se réduisait de plus en plus au domaine de la consommation.
Saut dans le temps. Je suis désolée, je coupe court et c'est déjà trop long. La deuxième évolution ou inflexion importante, c'est après les années 1970-80 – après la révolution sexuelle et la bataille pour le droit à l'avortement. Quand les anti-avortement se sont positionnés comme “pro-vie”, une réaction a notamment été de réaffirmer la notion de choix. Les militant.e.s se sont déclaré.e.s “pro-choix” plutôt que pro-avortement. C'est bien normal, autant d'un point de vue rhétorique que d'un point de vue idéologique. Il faut le répéter, et c'est dur parfois, que lorsqu'on défend le droit à l'avortement, on défend l'exercice d'un libre choix, le choix de disposer de son corps, d'avorter... ou pas.
Bref : quelqu'un comme R. Salinger (
Beggars and Choosers) parle des problèmes qui ont finit par se poser dans le cadre de ce nouveau “féminisme du choix”. Les femmes noires, les femmes d'origine hispanique et les Native Americans, aux Etats-Unis, furent historiquement les cibles de programmes de stérilisation forcée. Pour ces femmes qui militaient pour la possibilité d'avoir un enfant, l'avortement était assez loin de leurs préoccupations, et elles ont critiqué l'égocentrisme de certaines militantes blanches qui ne regardaient pas plus loin que leur propre situation. Le titre de l'ouvrage “Beggars and Choosers” fait référence au proverbe anglais “beggars can't be choosers” (c'est-à-dire “ceux qui ne sont pas en position de décider ne peuvent pas se permettrent de faire les difficiles / de faire la fine bouche” – to beg signifiant “supplier”, voire “mendier”). Pour R. Salinger, ce discours pro-choix a formé la base de nouvelles critiques des mères célibataires et des mères adolescentes. Si l'avortement est un choix, alors certains diront que les filles-mères ont fait le choix de ne pas avorter, que tant pis, c'était le mauvais choix. Il y aurait de bon choix et de mauvais choix, et les personnes qui les font.
Quelqu'un a parlé (en page 1 je crois) d'individualisme : c'est exactement ça. C'est une perspective très individualiste que de tout réduire au choix individuel. Les femmes sont responsables de leurs choix, celles qui le veulent et qui sont capables de leur faire sont en droit d'avoir des enfants. Problème : les personnes qui ont suffisamment d'argent pour prendre cette décision ont le choix. Les autres non.
C'est toujours le même problème vu sous un angle différent lorsqu'on regarde le monde du travail. Etats-Unis, début du XXème siècle, les conséquences de la Révolution Industrielle : ceux qui s'opposaient à toute régulation des conditions de travail, salaire minimum... étaient les premiers à dire que les ouvriers et ouvrières acceptaient de leur plein gré les contrats de travail qui leur étaient proposés. Que le marché, ce sont des ouvriers qui vendent leur force de travail en connaissance de cause et de leur plein gré. Que c'était leur
choix. Or, quand on sait qu'on ne peut pas se permettre de faire le difficile, parce qu'il faut bien nourrir sa famille, ce choix reste-t-il libre ?
Ce sont des questions nécessaires. Il faut les poser. Et je ne pense pas que cet article soit une bonne façon de le faire. On ne peut pas juste dire “eh oui, que c'est dur de faire un choix sur le fait de prendre ou non des comprimés coupe-faim pour atteindre un idéal de minceur, dans notre société actuelle ! Restons déconstruit.e.s, gardons-le à l'esprit !”.
Les questions demeureront toujours, en attendant : notre désir n'est-il pas socialement construit ? A quel point et selon quelles modalités nous faisons nous influencer ? Est-il possible de se défaire totalement des discours dominants ? Quand reconstruisons-nous cela même que nous prétendons déconstruire ?
Nos choix ont-ils vraiment le pouvoir d'attaquer les structures qui créent cette société et ces standards ?
Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de réduire le féminisme à des pratiques individuelles. Bien sûr, le féminisme se vit tous les jours, aussi à travers des pratiques individuelles et des choix personnelles. Mais il ne peut y avoir que ça. Sinon, tout ce qu'on a, ce sont les enteprises qui nous vendent les mêmes messages d'empouvoirement sur des t-shirts, des mugs, dans des séries ou dans la consommation de sucettes coupe-faim. Le féminisme, c'est
reconnaître que nos choix individuels existent en relation (en tension) avec des problèmes structurels de large envergure.
Beaucoup de femmes n'ont pas le privilège ou l'occasion de faire de vrais choix.
Des limitations structurelles peuvent les empêcher de le faire.
Et dans ce cas-là, c'est presque insultant (même si je sais que ce n'est pas l'intention de la rédaction) de glisser trop vite dessus.
TL;DR : ceux qui sont intéressés par la question peuvent lire l'ouvrage de Roxanne Gay,
Bad Feminist