C'est très rare que je prenne la parole sur ce forum et sur internet en général mais là, je suis concernée car je suis dans le métier et je tiens à -peut-être ?- éclairer certaines personnes sur la situation. Accrochez-vous, ça va être LONG.
Je pense qu'il va au-delà de la protestation sur la réforme du baccalauréat. Mais j'y viendrai après car effectivement rien que cette réforme du bac pose certaines interrogations.
1. Qu'on change de système avec un bac où l'on pourra plus choisir ses matières, pourquoi pas. Après tout pourquoi ranger les individus dans des petites cases "littéraire" ou "scientifique ? Le problème de ce système sera effectivement le tronc commun avec des classes qui seront très chargées, sans aucun doute possible. Petit rappel pour ceux qui ne sont pas enseignants : plus tu as d'élèves, moins tu peux suivre leurs progrès et adapter ton enseignement.
2 . La deuxième chose qui me chagrine, et cela a été souligné par d'autres commentaires, c'est le côté "bac maison" car effectivement, un bac obtenu dans un grand lycée parisien n'aura clairement pas le même poids pour un recruteur qu'un bac obtenu dans le fin fond de l'Aisne ou de tout autre département moins favorisé (je ne juge pas, c'est un état de fait). Quelqu'un avait fait remarquer que l'inégalité était déjà là. Et c'est vrai. On n'est pas préparé(e) au bac de la même manière à Henri IV que dans un lycée de REP (Réseau d'Education Prioritaire pour ceux qui ne sont pas familiers avec le jargon de l'éducation nationale ; ce sont des établissements qui sont reconnus ayant un public défavorisé et qui reçoit donc des aides - insuffisantes ou inadaptées, au passage- de l’État). Mais avec cette réforme, on affiche très clairement les inégalités. Ce qui est à craindre selon moi, c'est une accentuation d'une école à deux vitesse (ce qui est déjà le cas avec le privé sous contrat, qui est pour moi une aberration mais je m'égare). Avec en ligne de mire, une potentielle privatisation de l'école se rapprochant du système américain.
Avez-vous vraiment envie que vos enfants, petits frères, petites soeurs, neveux, nièces et tutti quanti soient obligés de contracter un prêt bancaire pour pouvoir étudier dans de bonnes conditions ? Certain(e)s me diront que j'exagère et ils/elles auront peut-être raison. Néanmoins, c'est une question qu'il est nécessaire de se poser. Pensez au-delà de votre personne. Une Madmoizelle l'a déjà dit en commentaire et je la rejoins sur ce point.
J'en viens donc à élargir ma pensée au-delà de cette réforme du bac, comme je l'avais annoncé en début de post. Cette rétention de notes n'est pas juste pour dénoncer une réforme du bac un peu mal ficelée.
1 . C'est pour dénoncer, en premier lieu, les suppressions de poste. Toujours plus d'élèves, toujours moins d'adultes pour les encadrer (je ne pense pas seulement aux professeurs mais aussi aux AVS (=Assistants de Vie Scolaire, qui sont là pour aider un élève avec de lourdes difficultés comme un handicap ou une pathologie telle que la dyslexie et qui vont devoir désormais s'occuper de plusieurs enfants en même temps), aux surveillants, aux CPE, aux chefs d'établissements et aux personnels d'administration en règle générale). Déjà dit mais je le répète : on ne peut pas avoir le même suivi des élèves si ils sont 20 ou si ils sont 30. Pour l'avoir expérimenté, deux élèves en plus dans une classe, ça change énormément de choses. (Et puis dans certains établissements, il n'y a même pas assez de places assises ou bien les salles ne sont pas conçues pour recevoir autant de monde -les labos de science par exemple- et cela peut être dangereux)
Mais pensons encore plus large. Les suppressions de poste, ça n'est pas que dans l'Education Nationale. Coucou les collègues de la santé ! Suppressions de postes, de lits d’hôpitaux ... On en demande toujours plus aux personnels, sans augmenter les moyens financiers et humains. Encore une petite question à vous poser : avez-vous envie que vos enfants, petits frères, petites soeurs, neveux, nièces et tutti quanti puissent aller se faire soigner dans de bonnes conditions et quasiment gratuitement ? Je pense que oui.
Donc ce n'est pas seulement la réforme du bac qui est dénoncée ici et contre les profs luttent en faisant de la rétention de notes mais c'est contre l'émiettement du service public en général.
2 . Il y a également dans ce mouvement une protestation contre la formation des enseignants (déjà pas géniale) qui ne se fera plus en 5 ans (niveau Master) mais niveau licence (3 ans d'études) : ce qui va apporter devant des classes pas toujours évidentes à gérer des personnes très jeunes. J'ai 25 ans et je me trouve encore très jeune pour la profession. Mais je suis déjà beaucoup plus réfléchie qu'à 20 ans, où j'ai obtenu ma licence et où, clairement, je n'aurais pas eu les épaules pour encadrer 28 adolescents qui n'ont pas du tout envie d'être dans une salle de classe.
3 . Protestation encore contre le regroupement des écoles primaires sous l'autorité du principal du collège. On fait disparaître les directeurs d'écoles pour faire fusionner leurs missions avec celles du principal du collège. Le hic : ce ne sont pas du tout les mêmes publics, les mêmes problématiques. Tout simplement parce que pas le même âge. Et ça fait peser énormément de poids sur les épaules d'un chef d'établissement qui a déjà bien à faire avec ses 4 niveaux de collège. (+ suppression des postes des directeurs d'écoles, déjà mentionné)
4 . Protestation contre le premier article de la réforme, qui en somme, musèle les professeurs. Nous ne pourrions plus nous exprimer sur des situations de travail difficiles sans que cela ne puisse potentiellement être utilisé contre nous, parce que cela porterait atteinte à la réputation de l'Education Nationale.
Je pense qu'à tout cela s'ajoute pêle-mêle :
- l'exaspération de ne pas être entendus, de ne pas être reconnus dans la société (les clichés "les profs, ces feignasses, qui ne travaillent que 18h par semaine et qui ont toujours besoin de vacances, laissez moi rire" sont encore bien présents) (Encore, posez-vous la question : seriez-vous capable de supporter votre enfant TOUTE la journée, 7 mois par ans ? Pire, seriez-vous capable d'enseigner à votre enfant le français, les maths, la physique, la SVT, l'histoire, la géographie, la musique, les arts plastiques et tutti quanti ? Pensez que nous le faisons avec au minimum 20 enfants, qui ont tous des besoins différents)
- les familles avec qui on a de plus en plus de mal à travailler parce qu'elles sont parfois démissionnaires (on se retrouve avec des gamins que l'on doit éduquer : le respect des autres, les règles de vie en société, toussa toussa) et parfois violentes (un parent d'élève qui en début de rendez-vous avec une de mes collègues lui dit "je vais vous défoncer" oui oui)
- le manque de moyens financiers et humains dans les établissements. Vécu cette année dans mon collège : 3 classes de 6è cette année, 2 à la rentrée prochaine donc on a moins d'heures d'enseignement dans le budget, donc on va devoir regrouper les 3 classes actuelles de 6è cette année en .. 2 classes de 5è, de 30 chacune. YOU-PI. Je ne pense même pas aux bâtiments vétustes de certains établissements.
- la frustration de ne pas pouvoir aider tous les élèves. Parce que pas le temps, parce que plus d'énergie à revendre, parce qu'on accueille des élèves qu'on ne devrait pas accueillir et qui devraient être dans des structures plus adaptées. Je vous assure, c'est douloureux de voir un(e) élève qui ne sait ni lire ni écrire en 6è. C'est douloureux de savoir que cet(te) élève passe ses journées entières sans rien comprendre de ce qu'il se dit en classe. C'est douloureux de savoir qu'on ne peut rien y faire (parce que je suis prof de collège et que je n'ai pas les compétences nécessaires pour lui apprendre à lire) et qu'il ou elle va passer 4 ans comme ça.
- la frustration de voir que le niveau global baisse (et que les élèves ne voient plus l'utilité de l'école). A cette remarque, un formateur m'a répondu que non, le niveau ne baissait pas, que les élèves d'aujourd'hui sont tout simplement différents et qu'ils ont d'autres compétences. D'accord, super, je veux bien le croire. Mais cela m'effraie de voir certains de mes élèves complètement absents en classe, les yeux dans le vide, incapable de se concentrer plus de 5 minutes. Cela m'effraie de constater que l'école n'est plus importante aux yeux de certains élèves. Un devoir non rendu ? Pas grave. Une heure de colle ? Pas grave. Un avertissement pour le travail et/ou pour le comportement ? Pas grave.
J'ai corrigé aujourd'hui le brevet des collèges et cela m'a aussi effrayée. Ça me fait mal à ma géographie de constater qu'en 3è beaucoup d'élèves ne savent pas placer correctement les trois principaux océans, ni l'équateur. Ça me fait mal à mon français de lire des phrases qui n'ont aucun sens. Ça me fait mal à mon civisme de constater que dans 3 ou 4 ans, ces mêmes individus vont voter. Ça me fait mal à mon métier de constater que l'on aura échoué dans notre mission d'enseignants, à savoir amener des individus à comprendre le monde dans lequel il vit pour pouvoir y agir.
J'ai 25 ans, je suis professeure depuis 2 ans, et je ne peux pas m'empêcher d'avoir un peu peur pour la société que nous sommes en train de construire.
PS : j'ai eu la flemme de me relire donc si vous voyez des fautes / coquilles, n'hésitez pas. Oh et puis j'ai parfois masculinisé des choses, par flemme, aussi (décidément) mais on est bien d'accord que les chefs d'établissements, les directeurs d'écoles, les assistants d'éducation ou de vie scolaire, ça doit se mettre aussi au féminin dans vos têtes lors de la lecture, hein.
Bisous à vous. Courage aux bacheliers qui attendent leurs résultats. Mais je vous jure, c'est pour votre bien qu'on fait tout ça. Et on ne vous prend pas "en otage". C'est juste qu'on ne sait plus trop comment faire pour être entendus.
EDIT : Big up à vous si vous avez eu le courage de me lire.