Les extraits que vous aimeriez nous faire partager !

12 Septembre 2005
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Thumesnil
On avait quatre pièces. Je me mettais dans la chambre du devant et je faisais semblant de coudre, je regardais la pluie, et les gens. C?était des gens. J?étais vide. Les blocs en face ne me faisaient plus peur, les garçons ne me faisaient plus bruler, les choses se plaçaient à leur place je ne sais pas, ça ne m?entrait pas dans le c?ur comme avant, en me blessant et en me faisant mal. Mal, bon mal, reviens ! Ma tête était comme un bloc de ciment. Comme on dit : le temps est bouché, ça ne se lèvera pas de la journée. Ca ne se lèvera pas. J?arrivais dans une espèce de cul-de-sac de ma vie. Et du reste en me retournant je voyais que c?était un cul-de-sac de l?autre coté aussi. Où j?allais ? « Où vas-tu ? Nulle part ? D?où viens-tu ? De nulle part. » Jo ! Jo de Bagnolet ! Ma voix dans un passage de grand vent m?appelait dans le désert, je ne me répondais pas. « Où est la petite Jo ? » Je me voyais moi-même toute petite, passant et repassant la grille, avec mon filet, toute petite fille au milieu des grandes maisons, où j?allais comme ça si faraude ? Nulle part. Quand on meurt on revoit toute sa vie d?un coup, je mourrais, seule au milieu des grandes maisons. Maisons maisons maisons maisons. Comment vivre dans un monde de maisons ? « C?est toi Guido qui fais ces maisons, toi qui est né sur ces collines ? » Les phrases allaient et venaient, il y en avait qui sortaient de derrière moi, je me retournais, personne. Jo ! Je me retournais, et personne. « Si on a une âme on devient fou, et c?est ce qui m?arrive. » C?est probablement ce qui m?arrivait et je devenais folle, mais non je devenais morte, c?est ça devenir une grande personne cette fois j?y étais je commençais à piger, arriver dans un cul-de-sac et se pendre en gelée ; un tablier à repriser sur les genoux éternellement. L?homme est composé d?un corps et d?une ame, le corps est quadrillé dans les maisons, l?ame cavale sur les collines, où ? Quelque part il y avait quelque chose que je n?aurais pas parce que je ne savais pas ce que c?éait. Il y a avait une fois une chose qui n?existait pas. La petite Jo passait et repassait la grille, avec son filet, j?arrivais presque à la voir. Je regardais la grille jusqu?à ce que mes yeux se brouillent. Il tombait des sceaux. « Ca ne se lèvera pas. »

Les petits enfants du siècle, Christiane Rochefort.
 
12 Septembre 2005
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Thumesnil
Oh et puis tant qu'à faire.


Ecrire ( ainsi allait ma médiation ) doit être un acte dépouillé de toute volonté. Le mot, semblable au courant des grands fonds, doit remonter à la surface, de sa propre impulsion. L?enfant n?a pas besoin d?écrire ; il est innocent. Si l?homme écrit, c?est pour vomir le poison qu?il a accumulé en lui du fait de l?erreur foncière qu?il comment dans sa manière de vivre. Il cherche à reconquérir son innocence. Ses écrits n?ont d?autre effet que d?inoculer au monde le virus de ses désillusions. Je ne pense pas qu?il se trouverait un homme au monde pour noircir une feuille de papier, si nous avions le courage de vivre ce en quoi nous avons foi. L?inspiration est déviée dans son cours au sortir de la source. Si c?est un monde de vérité, de beauté et de magie que nous entendons crée, à quoi bon dresser des millions de mots entre nous0mêmes et la réalité de ce monde ? Pourquoi remettre à plus tard l?acte ? si ce n?est que, comme le reste de l?humanité, nous n?avons, au fond, d?autre ambition que la puissance, la gloire et le succès ? Les livres sont des actes morts, disait Balzac ; ce qui n?empêche qu?ayant perçu cette vérité, il livra délibérément l?ange au démon qui le possédait.
 
A

AnonymousUser

Guest
Je reviendrai car j'en ai tellement à faire partager ! Mais je commence avec une pièce de théâtre que j'ai tout simplement adoré, celle d'Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.

1) La scène du balcon où Cyrano, se faisant passer pour le beau Christian, avoue au travers de lui, son amour pour Roxane.
ROXANE, avec un mouvement
Je descends.
CYRANO, vivement
Non !
ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon
Grimpez sur le banc, alors, vite !
CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit
Non !
ROXANE
Comment... non ?
CYRANO, que l'émotion gagne de plus en plus
Laissez un peu que l'on profite...
De cette occasion qui s'offre... de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE
Sans se voir ?
CYRANO
Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,
J'aperçois la blancheur d'une robe d'été :
Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent...
ROXANE
Vous le fûtes !
CYRANO
Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai c?ur...
ROXANE
Pourquoi ?
CYRANO
Parce que... jusqu'ici
Je parlais à travers...
ROXANE
Quoi ?
CYRANO
... le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !... Mais, ce soir, il me semble...
Que je vais vous parler pour la première fois !
ROXANE
C'est vrai que vous avez une tout autre voix.
CYRANO, se rapprochant avec fièvre
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J'ose être enfin moi-même, et j'ose...

2) La mythique tirade des nez...juste inoubliable.
Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme...
En variant le ton, -par exemple, tenez:
Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champs que je me l'amputasse !"
Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !"
Descriptif : "C'est un roc !... c'est un pic !... c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule !"
Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ?"
Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ?"
Truculent : "Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?"
Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !"
Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane !"
Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !"
Cavalier : "Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !"
Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !"
Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !"
Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !"
Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?"
Naïf : "Ce monument, quand le visite-t-on ?"
Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !"
Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !"
Militaire : "Pointez contre cavalerie !"
Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !"
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot:
" Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !"
- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.


 
16 Septembre 2005
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Sceaux
kim.moimoije.com
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L'herbe rouge, Boris Vian.

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(la deuxième page, surtout) Tous les hommes sont mortels, Simone de Beauvoir.


C'est pas que j'ai la flemme de recopier hein, c'est juste que je trouve ça plus joli dans euh... son contexte ? Et puis comme j'aime bien partager ces choses-là, j'ai la manie de scanner les passages cornés pour certaines personnes qui sont pour moi disons privilégiées par rapport audit passage, ahem, vous me suivez ?
 
9 Octobre 2005
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SAINT POL DE LEON
En anglais, The Picture of Dorian Gray By Oscar Wilde.

"Because you have the most marvelous youth, and youth is the one thing worth having."
"I don't feel that, Lord Henry.
"No, you don't feel it now. Some day, when you are old and wrinkled and ugly, when thought has seared your forehead with its lines, and passion branded your lips with its hideous fires, you will feel it, you will feel it terribly. Now, wherever you go, you charm the world. Will it always be so ?
You have a wonderfully beautiful face, Mr gray. Don't frown? You have. And Beauty is a form of Genius -is higher, indeed, than Genius, as it needs no explanation. It is of the great facts of the worls like sunlight, or springtime, or the reflection in dark waters of that silver shell that we call the moon. It cannot be questionned. It has its diivine right of sovereignty. It makes princes of those who have it. You smile ? Ah! when you have lost it, you won't smile...
People say sometimes that Beauty is superficial. That may be so. But at least, it is not so superficial as Thought is. To me, Beauty is the wonder of wonders. It is only shallow people whon don't judge by appearances. The true mystery of the world is the visible not the invisible...[...] (j'abrège sinon c'est un peu long)
Live! Live the wonderful life that is in you! Let nothing be lost upon you. be always searchinf for new sensations. Be afraid of nothing... A new hedonism -that is what our century wants.
You might be its visible symbol. With your personnality, there's nothing you could not do. The world belongs to you for a season... The moment I met you I saw that you were quite unconscious of what you really are, of what you really might be. There was so much in you that charmed me that I felt that I must tell you something about yourself. I thought how tragic it would be if you were wasted. For there is such little time that your youth will last - such a little time. The common hill-flowers wither, but they blossom again. The laburnum will be as yellow next June as it is now. In a month there will be purple stars on the clematis, and year after year the green night of its leaves will hold its purple stars. But we never get back our youth. The pulse of joy that beats in us at twenty becomes sluggish. Our limbs fail, our senses rot. We degenerate into hideous puppets, haunted by the memory of the ppassions of which we were too much afraid and the exquisite temptations that we had not the courage to yield to. Youth! Youth! There is absolutely nothing in the world but Youth!"
 

Mae

9 Octobre 2005
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Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec la nuit.

Je porte ces robes comme des sacs avec des ceintures qui les déforment, alors elles deviennent éternelles.

Je n'ai jamais écrit, croyant le faire, je n'ai jamais aimé, croyant aimer, je n'ai jamais rien fait qu'attendre devant la porte fermée.

Pendant tout le temps de notre histoire, pendant un an et demi nous parlerons de cette façon, nous ne parlerons jamais de nous.

Pourquoi toutes ses robes avaient en commun un je ne sais quoi qui échappait, qui faisait qu'elles n'étaient pas tout à fait les siennes, qu'elles auraient recouvert pareillement d'autres corps. Des robes neutres, strictes, très claires, blanches comme l'été au coeur de l'hiver.

- L'amant, Duras
 
16 Septembre 2005
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Paris
Oui, il avait été solitaire. Mais celui qui vit seul est condamné, cela finit tôt ou tard par éclater au grand jour. Les âges se succèdent en désordre et la pensée se fait opaque, les évidences les plus simples s'estompent et te désertent. Cette robuste certitude qui aiguillonnait ta fierté, comme si tu étais le seul être au monde, est sapée par le doute. De quoi te sert la force de ton imagination, si tu ne peux tenir le monde à bout de bras ? Tu es comme les autres, pas plus fort - mais tu devras rester le seul être au monde, solitaire.
Et qu'en est-il advenu de toi, de cette tendresse innée dans ton coeur, de ce besoin profond de prodiguer à tous cette bonté qui t'empêchait de dormir dans ta jeunesse ? La vie n'a pas voulu libérer en toi ce besoin tout-puissant de bonheur, elle t'a contraint à la haine, à la vengeance, et te voici sans foyer. Pour finir, tu t'es bercé du rêve de te trouver comme chez toi sur une terre étrangère du bout du monde ou, faute de mieux, de pouvoir pleurer toutes les larmes de ton corps sur ton inconcevable pauvreté. Mais là non plus, cette incommensurable somme de plaintes et de tristesses enserrée dans ton âme, la vie n'a pas voulu la libérer.
Les flots de l'orgue te délivrent. Douleur et plaisir se confondent enfin en une plainte bienheureuse. Les harmonies du psaume baignent tes sens de visions apaisantes. Ton coeur s'agite au plus profond de ta poitrine, mû par une volonté vivante comme un embryon.
Ecoute les voix limpides qui chantent la peine et la joie, l'orgue crie, tempête, murmure, toutes les voix de la nature se fondent en un poème sans paroles aux accents sauvages, les buccins de la cathédrale se font entendre et les pipeaux célestes du paradis.
Une lueur brille et montre le chemin qui conduit de l'empire des morts vers le grand été. Tous les humains égarés s'évertuent vers elle, ils viennent des champs de bataille et des villes. Ils quittent la charrue, ils touchent à la côte et délaissent leur navire, ils sortent de leur tombe et se regroupent pour suivre le chemin.
A leurs oreilles siffle la bise des déceptions. La miséricorde les porte, eux qui n'eurent rien d'autre que le malheur tout au long de leur vie. Ils claquent des dents, pleurent par milliers, se tordent les mains, parce que leur lot sur terre fut l'amertume. Leur lamentation monte vers le ciel en tempête, tout en marchant ils relèvent leur visage blême et supplient, éperdus, les étoiles d'avoir pitié d'eux.
De la terre maléfique monte la rumeur de ce qui s'y passe, l'écho de tout ce que le temps détruit, et souffle le vent de l'éternelle marcescence en ce bas monde, de la caducité de toutes choses : c'est le vent le plus froid sur le globe, plus vénéneux qu'aucun hiver, tout sonore des aiguilles de glace qui s'entrechoquent dans la valse lente des nuages, c'est l'écho du pas d'un cheval, du rire et de la vie qui ne sont plus, la somme de concerts discordants. Motus ! Il se fait un bruit d'ossements secret, le plus profond de tous, comme celui de pas feutrés dans une tombe.
Chut ! un tourbillon balaye ton souvenir, si tu t'obstines à penser davantage ; et le souffle glacé de l'oubli t'assaille. Tu n'entends plus le chant de la neige qui s'abat en rafales sur ta mémoire devenue hiémale. Un dard transperce ta conscience et t'annonce la venue intolérable des ténèbres.
Voilà ce qu'écoutent ces malheureux sans abri sur terre et ils prennent peur. Ils se serrent, non par esprit de corps, mais comme les bêtes surprises par une tempête d'automne sur un îlot, et qui se pressent sur la pointe extrême en beuglant désespérément vers la terre ferme.
Ici, le séjour est crépusculaire, sans chaleur, ces exilés y vivent chacun pour soi, ignorant toute aménité. Celui qui gèle emploie ses dernières forces à desservir son prochain ; celui auquel tout fait défaut et qui se lamente égoutte son fiel dans le coeur de son compagnon d'infortune. Les nuits sont longues, sans rémission pour les solitaires, pour les sans-abri.
Mais Mikkel a vu le prince du chagrin ! Il l'a entendu dans le psaume. Il a vu son seigneur et maître prendre à lui les désespérés ; l'un après l'autre, il les a enlevés du chemin, nus, tout juste assez bons pour Dieu. Le sauveur miséricordieux les console de sa chaleur. Mikkel voit réhabilitées toutes ces âmes accablées, elles se redressent pour devenir partie intégrante du royaume des cieux. La musique les inonde. Mikkel voit tous ceux qu'il a connus dans sa vie et que les années ont séparés, de nouveau rassemblés ; visages pitoyables, il les aperçoit fugitivement ; ceux tombés à la guerre, il les voit rédimés. Il voit son père Thøger Nielsen debout devant Dieu, défiguré par l'âge, dans l'évidence de son corps alourdi. Il voit le ciel s'ouvrir et son coeur éclate à la face de Dieu. Il rampe à genoux sur le sol de l'église et défaille.

La chute du roi, Johannes V. Jensen.
J'ai réussi à faire le petit o ! ø ø ø :cool:
 
16 Septembre 2005
845
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Paris
Bon, tant que j'y suis, en voilà un autre tout aussi long et tout aussi beau ! (du même roman)

Le bourreau redescendit ensuite et mit le feu au bûcher. Un silence de mort s'établit sur la grand-place.
Au début, une fumée épaisse se dégagea et tous les assistants furent gagnés par la crainte de ce que les victimes ne fussent étouffées. Mais le bois était sec comme de l'amadou et, quand le feu eut vraiment pris et se mit à ronfler entre les interstices du bois, la fumée disparut. Le bois craquait et claquait comme des coups de feu, les premières flammes s'élevèrent claires et affamées au-dessus des fagots, venant lécher les condamnés.
C'est alors que Zacharias s'avança devant le poteau aussi loin que son lien le lui permettait ; il appela d'une voix posée :
_ Mikkel Thøgersen est-il ici présent ?
Cloué sur place, Mikkel fut saisi d'une peur affreuse. Il baissa les yeux et parvint à faire comme si cela ne le concernait pas. Se tassant sur lui-même, il tourna la calotte de son chapeau vers le bûcher pour ne pas être découvert par Zacharias. Heureusement, nul ne se douta que c'était lui dont le nom venait d'être prononcé. Il respira, soulagé.
Les flammes redoublaient de vigueur, elles jaillissaient si haut qu'on pouvait percevoir le déplacement de l'air et la chaleur du brasier. Zacharias avançait et reculait devant le feu. Comme aucune réponse ne venait, il sembla sur le point de dire quelque chose.
Mais à ce même instant, une langue de feu sournoise l'atteignit : son souffle eut raison de la blouse et du chapeau. L'assemblée exulta. Nu comme un ver, Zacharias se réfugia contre le poteau. Mais les flammes montant de tous côtés, force lui fut de se redresser. Il ne pouvait plus rester accroupi au pied du poteau et, frénétique, il courait en rond dans les flammes, sautillant sur les planches en feu. Soudain, il proféra une succession de hurlements inhumains.
"Mugit et in teneris formosus obambulat herbis !"
Mikkel se rappela les vers latins. Ils s'imposèrent irrésistiblement à lui ; il rit, accablé d'une douleur sans fond.
Zacharias s'était maintenant affaissé, silencieux et recroquevillé. Une de ses mains débordait sur le bûcher et Mikkel vit comment un doigt après l'autre se gonflait dans le feu pour éclater et laisser dégoutter une viscosité noirâtre.
_ Regardez, regardez ! Le cri poussé par cent bouches déferla sur la foule. Et comme Mikkel regardait, il aperçut la tête de Carolus qui se redressait sur le bûcher. Vivante de toute évidence, elle apparaissait au milieu des flammes.
Mais elle n'était pas informe ; elle s'était divisée en deux hémisphères distincts que gonflaient des circonvolutions replètes.
- Voyez ! criait la foule, horrifiée. Et c'était bien une vision abominable : le sang circulait avec violence dans cette tête crispée sous l'effort, les artères enflées et vivantes saillaient sous la peau. Toute la tête bougeait comme si elle allait bondir. A coup sûr, un combat intérieur devait s'y livrer.
_ Regardez, regardez-la ! criait-on sous l'empire de la plus folle excitation. Les artères s'étaient ouvertes, un sang noir en sortait tels des serpents se contorsionnant dans le feu. La tête se fissura en plusieurs endroits et commença à se calciner ; des flammèches lui faisaient une manière d'auréole. Mais au-dessus d'elle, le feu s'étiolait et devenait vert comme du pus, puis renaissait pour s'élancer en ardentes volutes.
Maintenant, l'incendie atteignait son paroxysme, formant une flamme unique et ronflant en tempête. De Zacharias ne subsistait qu'un petit amas noir. Enfin, le bûcher s'effondra d'un seul coup pour ne plus former qu'une grande masse incandescente. La chaleur devint si forte qu'elle provoquait des cloques sur le visage de ceux qui étaient les plus rapprochés, on se piétina et ce fut la panique. Puis tout vint à finir.
Bien des gens affirmèrent par la suite qu'ils avaient vu danser Satan dans les flammes, bleu comme l'acier, pour s'envoler haut dans la fumée quand le bûcher s'affaissa.
 
16 Septembre 2005
845
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Paris
J'ai trouvé dans Juan de Mairena (Antonio Machado) quelques réflexions sur la culture que j'adore. Je vous en fais profiter parce que c'est génial.

LE POETE ET LE PEUPLE
Un jour, quelqu'un me demanda, voici longtemps déjà ; "Pensez-vous que le poète doive écrire pour le peuple, ou bien rester enfermé dans sa tour d'ivoire - c'était à l'époque le poncif à la mode - pour se consacrer à une activité aristocratique, dans des sphères culturelles seulement accessibles à une minorité choisie ?" Je répondis de la manière suivante, que beaucoup trouvèrent évasive ou naïve : "Ecrire pour le peuple, disait mon maître, je ne demanderais pas mieux ! Alors que je voulais écrire pour le peuple, j'ai appris de lui autant que possible, bien moins de choses évidemment qu'il ne sait, lui. Ecrire pour le peuple revient, en réalité, à écrire pour l'homme de notre race, de notre terroir, de notre langue, qui sont trois concepts d'une inépuisable richesse, jamais appréhendés pleinement. C'est aussi bien plus que cela : en écrivant pour le peuple, nous nous voyons contraints de franchir les limites de notre patrie, puisque cela veut aussi dire écrire pour les hommes d'autres races, d'autres terroirs et d'autres langues. Ecrire pour le peuple, c'est s'appeler Cervantès en Espagne, Shakespeare en Angleterre, Tolstoï en Russie. Tel est le miracle des génies du verbe. Peut-être l'un d'eux l'a-t-il réalisé à son insu, sans même l'avoir voulu. Un jour viendra où ce sera l'aspiration suprême la plus consciente du poète. Quant à moi, simple apprenti du gay savoir, je n'ai pas, me semble-t-il, dépassé le stade du folkloriste, c'est-à-dire un apprenti, à ma façon, en sagesse populaire."
Ma réponse était celle d'un Espagnol conscient de son hispanité et qui sait, ayant besoin de savoir jusqu'à quel point tout ce qui est grand a été fait par le peuple ou pour lui, et de quelle façon tout ce qui est profondément aristocratique en Espagne s'avère en quelque sorte populaire. Dans les premiers mois de la guerre qui ensanglante actuellement l'Espagne, alors que le conflit avait encore l'apparence d'une simple guerre civile, j'ai écrit ces quelques mots pour témoigner de ma foi en la démocratie, de ma croyance dans la supériorité du peuple sur les classes privilégiées.

[...]

La culture vue du dehors, telle que la voient ceux qui n'ont jamais contribué à sa création, peut apparaître comme une source de richesses financières ou mercantiles qui, répartie entre beaucoup de bénéficiaires, le plus grand nombre même, ne suffit à enrichir personne. La diffusion de cette culture serait, pour ceux qui la conçoivent de sorte - si c'est une conception digne de ce nom -, un gaspillage ou une dilapidation de la culture, en tous points déplorable. Et c'est tellement logique !... Mais nous trouvons étrange que ce soient parfois les antimarxistes, ceux qui combattent la lecture matérialiste de l'histoire, qui défendent une conception tellement matérialiste de la diffusion de la culture.
C'est un fait : la culture vue du dehors, pour ainsi dire appréhendée du point de vue de l'ignorance ou bien de celui de la pédanterie, peut se voir comme un trésor dont la possession et la conservation seraient l'apanage de quelques-uns ; dans ce cas, la soif de culture que nous aimerions contribuer à intensifier dans le peuple serait ressentie comme la menace planant sur une réserve sacrée. Mais du point de vue de l'homme lui-même, nous n'avons cure ni de la source, ni du trésor, ni de la réserve de la culture ; car nous ne croyons pas à ces fonds ou à ces stocks pouvant être accaparés d'une part, ou répartis à la volée d'autre part, et encore moins saccagés par la plèbe. Pour nous, défendre et diffuser la culture sont une même et seule chose : accroître dans le monde le trésor humain d'une conscience en éveil. Comment ? En réveillant le dormeur. Et plus grand sera le nombre des éveillés... Il y aurait d'après moi, disait Juan de Mairena, un seul argument recevable contre une vaste diffusion de la culture, c'est-à-dire contre un déplacement de sa concentration au sein d'un cercle restreint d'élus ou de privilégiés vers d'autres secteurs plus vastes : il s'agirait du cas où nous découvririons que le principe de Carnot est également valable pour ce type d'énergie spirituelle capable de réveiller le dormeur. Il nous faudrait alors procéder avec beaucoup de doigté, car une diffusion trop significative de la culture entraînerait la dégradation de cette dernière, au point de la rendre sans objet. Mais, que je sache, rien de tel n'a été prouvé. par ailleurs, nous ne pourrions rien opposer à la théorie contraire qui, selon toute apparence, affirmerait la réversibilité constante de l'énergie spirituelle produite par la culture.

***

D'après nous, la culture n'est pas le résultat d'une énergie qui se dégrade en se propageant, et elle n'est pas davantage un capital qui irait en diminuant s'il était partagé ; en sa défense oeuvrera toute action généreuse supposant implicitement les deux plus grands paradoxes de l'éthique : l'on ne perd que ce que l'on veut conserver, et l'on ne gagne que ce que l'on veut bien donner.
Instruisez l'ignorant ; réveillez le dormeur ; frappez à la porte de tous les coeurs et de toutes les consciences. Et puisque l'homme n'est pas fait pour la culture mais la culture pour l'homme, pour tous les hommes et pour chacun d'entre eux, et qu'elle n'est aucunement un fardeau trop lourd pour être porté par tous à bout de bras, de sorte que le poids de la culture puisse seulement être réparti entre tous, si un ouragan de cynisme, de brutalité humaine secoue demain l'arbre de la culture, emportant avec lui davantage que ses feuilles mortes, n'ayez pas peur. Les arbres trop touffus ont besoin de perdre quelques-unes de leurs branches au bénéfice de leurs fruits. Et à défaut d'un élagage compétent et volontaire, l'ouragan pourrait bien s'avérer salutaire.

***

Lorsqu'on demanda à Juan de Mairena si le poète et, d'une façon plus générale, tout écrivain devait écrire pour les masses, il répondit : Prendez garde, mes amis. Il existe un homme du peuple qui, tout du moins en Espagne, est l'homme simple et radical, qui se rapproche le plus de l'être universel et éternel. L'homme de masse n'existe pas ; les masses humaines sont une invention de la bourgeoisie, une volonté de dégradation des foules humaines fondée sur une disqualification de l'être humain, visant à le réduire à ce que l'homme a de commun avec les objets du monde physique : la capacité à être mesuré en rapport avec une unité de volume. Méfiez-vous du cliché "masses humaines". Bien des gens de bonne foi, nos amis les meilleurs, s'en servent de nos jours, sans se rendre compte que le terme provient du camp ennemi : de la bougeoisie capitaliste qui exploite l'homme et dont l'intérêt consiste à l'abaisser ; d'une partie de l'église aussi, instrument de pouvoir qui s'est plus d'une fois proclamée l'institution suprême ayant vocation de sauver les masses. Méfiance : jamais personne ne sera capable de sauver les masses ; il sera par contre toujours possible de tirer sur elles. Prenez-y garde !
Bien des problèmes plus ardus posés par la poésie des temps à venir - la continuité dun art éternel face à de nouvelles données spatio-temporelles - et l'échec de certaines tentatives bien intentionnées trouvent en partie leur origine dans ce qui suit : écrire pour les masses est écrire pour personne et encore moins pour l'homme d'aujourd'hui, ou pour ces millions de consicences humaines, éparpillées de par le monde, qui luttent - comme en Espagne - avec héroïsme et bravoure pour réduire tous les obstacles s'opposant à leur pleine dignité et pour maîtriser les moyens qui leur permettent d'y accéder. Si vous vous adressez aux masses, l'homme, chaque homme qui vous écoutera ne se sentira pas concerné et vous tournera forcément le dos.
Telle est l'ironie implicitement induite par un poncif erroné dont nous n'userons jamais volontiers, nous qui sommes d'incorrigibles partisans de la démocratie et ennemis jurés de tout système culturel favorisant les fils de bonne famille ; car nous éprouvons un respect et un amour pour le peuple que nos adversaires ne ressentiront jamais.
 
12 Octobre 2005
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Strée
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces deux êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelques fois : mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

On ne badine pas avec l'amour.

Alfred de Musset
 
« C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, et si peu que l?on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu?il arrive dans une nouvelle résidence , cette idée est si bien fixée dans l?esprit de ses voisins qu?ils le considèrent sur le champ comme la propriété légitime de l?une ou l?autre de leurs filles »
Jane Austen bien sûr, la seule, l'unique, dans le génial Pride and Prejudice (Orgueil et Préjugés)
 

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