Pour le thème MOUuuuuveMEEEENt !
La première fois, Alice ressentit plus qu'elle ne vit un mouvement de l'autre côté de la fenêtre. Derrière les rideaux, quelque chose venait de passer, presque discrètement. Tournant paresseusement le regard vers la fenêtre, elle s'attendait à voir Moche, son chat, remuer doucement la queue en collant sa gueule cassée au carreau. Il avait débarqué un beau matin, l'oreille en sang, des dents en moins, un œil à jamais fermé par le coup de griffe d'un congénère. Il puait atrocement et son poil était collé par diverses immondices dont Alice n'avait pas vraiment envie d'imaginer la provenance. Affamé, épuisé, il n'avait pas opposé grande résistance lorsque la jeune fille l'avait nourri, câliné et lavé, dans cet ordre. Même propre, le chat avait l'air d'être passé sous les roues d'un camion. Moche il était, Moche il fut vite surnommé par tout l'entourage d'Alice. Il ne s'en était pas vexé et était resté dans l'appartement, pansant ses plaies et réapprenant la vie de matou domestique.
Mais point de moustaches derrière la vitre. Rien. Juste une impression. Alice se dit qu'un voisin avait du passer, doucement, sans faire grincer les marches ou claquer les portes.
L'appartement d'Alice permettait en effet ce genre de situation. Elle habitait dans une grande maison biscornue à cinq étages. L'architecte avait du nourrir des rêves de vie en communauté et s'était lâché à l'intérieur. Chaque étage abritait un appartement, lesquels s'enroulaient autour d'immenses paliers intérieurs, reliés par des escaliers en colimaçon, à ciel ouvert. De sorte que la fenêtre de la chambre d'Alice donnait sur l'un de ces paliers suspendus, parquetés et bourrés de plantes vertes. A l'avant-dernier étage, elle n'avait pas trop à souffrir de voisins curieux et elle adorait cet endroit. Son propre appartement était fait de plusieurs pièces reliées les unes aux autres par des séries de marches, des coins et des recoins formant autant de bizarreries qui l'avaient séduite.
Un froissement, un changement de la lumière... Un mouvement, délicat, presque impalpable. Qui se répétait au fil des jours, devenait parfois un peu plus sourd, plus rapide. Elle le ressentait lorsqu'elle lisait, étalée sur son lit, lorsqu'elle griffonnait dans un carnet, accoudée à son bureau, lorsqu'elle traînait sur internet, lorsqu'elle cherchait une tenue pour sortir. Régulièrement. Toujours dans la chambre. Et toujours un palier vide lorsqu'elle s'approchait du rideau. Alice avait l'impression de se faire berner, quelqu'un avait l'air de faire les cent pas devant sa fenêtre et elle n'arrivait pas à le voir ! Même Moche guettait derrière le rideau, aux aguets, son oreille toute arrachée dressée vers le ciel.
Après plusieurs jours, plusieurs semaines même, Alice décida qu'il était temps de découvrir qui se cachait derrière ces mouvements furtifs. Elle avait remarqué que ça se produisait généralement en fin de journée. Un jour, vers 17 heures, elle éteignit toutes les lumières de sa chambre et laissa le rideau légèrement entrouvert. Accroupie derrière un gros fauteuil, elle pouvait apercevoir une grande partie du palier. Les minutes s'écoulèrent, Alice du se faire violence pour ne pas bouger. Une fois passé le petit frisson de se sentir presque comme un agent secret, elle s'emmerdait ferme. Elle caressait Moche du bout des doigts lorsqu'elle vit quelque chose bouger. Son pouls s’accéléra. Une silhouette s'avançait lentement sur le palier. Petite, délicate. Une enfant.
La petite fille s'approcha avec précaution de la fenêtre de la chambre d'Alice. Très discrètement, elle scruta l'intérieur de la pièce. Alice se ratatina derrière son fauteuil, priant pour ne pas être repérée. Elle voulait savoir.
Apparemment satisfaite de voir la chambre vide, l'enfant s'avança vers le milieu du palier. L'espace était dégagé, les plantes vertes à peu près disciplinées le long des murs. Sur le parquet, à la lueur du jour qui déclinait, la petite fille se mit à s'étirer. Alice se rendit compte qu'elle portait un justaucorps de danse sale, des chaussons abîmés et un tutu rapiécé. Avec lenteur, la petite fille commença à danser. Doucement, légèrement. Son petit corps voltigeait, effleurait à peine le sol, rebondissait. Alice était stupéfaite. Hypnotisée. Au son d'une musique qu'elle était la seule à entendre, l'enfant dansait, virevoltait. Combien de temps fit-elle mine de prendre son envol ? Une seconde, une minute, une heure, Alice n'aurait su le dire. Mais lorsque les petits pieds s'immobilisèrent, la jeune femme sortit de sa cachette et ouvrit la fenêtre. "Tu danses tellement bien !"
L'enfant leva la tête, figée tel un petit animal dans la lumière des phares. Paniquée sous le regard émerveillé d'Alice. Elle eu un sursaut, comme si elle allait détaler et s'évanouir dans la nature.
Alice enjamba le rebord de sa fenêtre et sortir sur le palier presque plongé dans la pénombre. "N'aie pas peur de moi, je ne te ferais rien", dit-elle doucement, pour rassurer le petit corps tendu qui lui faisait face. L'enfant ne répondit rien mais ne s'enfuit pas non plus. "Je m'appelle Alice, ici c'est chez moi", continua la jeune femme en désignant la fenêtre. La fillette hocha brièvement la tête, les muscles toujours vibrants, les yeux écarquillés.
Il y eu un silence, quelques secondes suspendues durant lesquels Alice et l'enfant se regardèrent, se jaugèrent et s'acceptèrent. "Pourquoi tu danses ici ?", reprit Alice. "Parce que c'est le seul endroit", répondit l'enfant. Elle avait une voix claire, assez grave pour son âge. Alice se tut, attendit. Et la petite fille raconta. L'amour pour la danse, l'école, les cours, les félicitations des professeurs, l'avenir qui scintillait : elle serait danseuse étoile ou rien. C'était son destin, tout était prévu pour que la princesse aux arabesques de génie continue à danser et deviennent une véritable star. Tout, sauf que son papa soit viré. La fillette disait "fichu à la porte", une expression qui n'était pas de son âge, qu'elle avait dû entendre répéter par ses parents. D'abord, ce fut la fin des cours particuliers. Puis le déménagement et l'adieu à la salle de danse avec barres, miroirs et stéréo que Papa et Maman avaient fait aménager dans la maison. Pas la place dans le nouvel appartement. Et enfin, le déchirement, le plus difficile, la fin de l'école de danse. Trop chère, trop loin. Une autre vie, un autre monde.
La petite fille avait débité son récit d'une traite, sans presque reprendre son souffle, des larmes roulant sur ses joues sans qu'elle ne paraisse s'en rendre compte. Alice lui avait attrapé la main et la serrait. Elle osa une question : "Tu le savais, que je dansais ? C'est pour ça que tu as choisi ce palier ?" L'enfant renifla une fois, acquiesça. "J'ai vu tes posters, et tes chaussons...", avoua la petite fille.
Alice ne réfléchit pas longtemps. Que pouvait-elle faire d'autre, après tout ? La danse c'était son oxygène, le seul moyen qu'elle avait trouvé pour défier la pesanteur de la vie, la lourdeur du quotidien. Quand elle enfilait son justaucorps, elle devenait une autre Alice, elle était féline, elle était tigresse, elle était cygne, elle était petite souris, elle était ce qu'elle voulait, quand elle le voulait. Gamine, la danse était son refuge, elle saignait des orteils à force d'enchaîner les pas, elle se plongeait à corps perdu dans les rythmes qu'elle connaissait et y puisait la force d'affronter le monde qu'elle ne connaissait pas. Elle lâcha la main de l'enfant, enleva ses gros chaussons et retira le lourd pull-over qu'elle mettait pour traîner chez elle. Elle se plaça au centre du palier, à côté de la petite fille, respira. Puis en souriant, elle fit un plié, une pirouette fouettée. Un sourire aux lèvres, Alice tendit de nouveau la main à la petite fille : "Alors, on s'y remet ?"
N.B : je suis une néophyte totale en ce qui concerne la danse classique, veuillez m'excuser pour les erreurs qu'il pourrait y avoir, c'est sorti d'une traite et je n'ai pas pris le temps de me renseigner.