Je vais sûrement passer pour une grosse ringarde, mais de mon côté, je suis très dubitative concernant ce système d' unschooling... Je ne souhaite absolument pas critiquer l'expérience de la jeune fille interviewée, qui semble tout à fait instruite, et je ne veux en aucun cas que mon message soit interprété comme une critique de ses choix et de ceux de ses parents. Je suis certaine qu'ils ont pris cette décision de façon avisée.
Mais je crois en l'école. Profondément. Je pense qu'elle est essentielle à notre société, et qu'elle l'a prouvé à de nombreuses reprises. Je suis intimement persuadée que sans l'école, il nous serait impossible d'échapper au déterminisme, de prendre en main notre destin.
Avant que la loi de Jules Ferry rende l'école obligatoire, notre avenir ne nous appartenait que très peu : un fils de paysan héritait du domaine de son père et apprenait le métier avec lui, un fils de cordonnier reprenait la boutique familiale, et ce, de générations en générations... Sans que se pose la question du CHOIX, qui est, à mon sens, primordiale. Comme l'observait très justement une madz du topic, réussir sa vie, ce n'est pas forcément faire des études prestigieuses... Mais c'est, selon moi, avoir choisi l'orientation de son existence en toute connaissance de cause. Or, avant que l'école ne soit gratuite et obligatoire, ce choix n'existait pas, ou presque pas. On ne choisissait pas son métier, on pratiquait celui qui nous avait été enseigné, en fonction de notre entourage, de notre milieu social, de notre zone géographique. L'opportunité primait. L'école nous a apporté une forme de libre-arbitre: en maîtrisant les clefs d'un savoir commun, nous pouvons, dans la mesure de nos capacités, de notre investissement et de notre volonté, choisir ce que nous ferons de notre vie. Alors bien sûr, je ne prétends pas que chacun fasse le métier de ses rêves... On est bien souvent obligés de se rabattre sur un plan B. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que l'école nous permet d'ouvrir plus de portes, d'envisager plus de possibilités, au lieu de se reposer sur la simple opportunité. Et bien qu'elle n'ait pas complètement éradiqué le déterminisme, elle l'a amoindri, et en cela, je pense qu'elle est essentielle.
Alors attention, hein, je ne pense pas que les enfants qui ont été éduqués via l'unschooling n'aient aucun choix, aucune perspective... Les parents qui décident de pratiquer cette méthode ont l'air, d'après le témoignage d'Ayla et ceux des autres madz du topic, investis et disponibles, et je ne doute pas que ces jeunes filles soient très instruites et cultivées! Mais comme certaines l'ont déjà noté plus haut, toutes les familles ne peuvent pas se permettre ceci.
Un exemple perso:
L'an dernier, j'ai eu un élève qui manquait au moins deux jours d'école par semaine car il aidait ses parents à exercer leur profession sur le terrain. Le travail fait en son absence n'était jamais rattrapé, et les parents jugeaient l'école complètement inutile. Pour eux, il s'agissait d'une perte de temps, il était bien plus utile à leur enfant d'apprendre leur propre métier, puisqu'il le pratiquerait lui aussi un jour. Je n'ai jamais réussi à rencontrer les parents de cet élève, qui ne répondaient quasiment jamais aux appels téléphoniques du collège ou aux mots dans le carnet de correspondance. Mais j'aurais voulu pouvoir leur demander s'ils avaient envisagé la possibilité que leur fils n'ait pas envie de faire le même métier qu'eux. Leur attitude, pour moi, est une négation absolue du libre-arbitre de leur fils. Ils lui ferment, délibérément, toutes les autres portes pour ne laisser ouverte que celle qui mène vers leur propre métier. Et je trouve cela d'un égoïsme terrible. Tout au long de l'année, j'ai vu le comportement et le travail de cet élève se dégrader. Il n'avait aucune difficultés de compréhension, mais il manquait tellement de cours qu'il était perdu, déboussolé, en dépit des efforts de l'équipe pédagogique pour le remettre à flots. Et il devenait de plus en plus méprisant, insolent et même violent avec ses camarades et ses professeurs. Mon établissement a signalé aux services sociaux que les parents de cet élève ne remplissaient par l'obligation scolaire. Je ne travaille plus dans ce collège maintenant, mais je repense souvent à cet élève. J'espère qu'il aura l'occasion de choisir librement son destin, et que, s'il reprend le métier de ses parents, ce sera car il en a réellement envie, pas parce qu'il s'agira de la seule possibilité restante.
Je ne prétends pas que l'école soit un système merveilleux et idéal, bien au contraire, j'ai BEAUCOUP de critiques à lui adresser. Et ce surtout depuis que je suis prof, que je vois le système "de l'intérieur" et que ses nombreux dysfonctionnements me sont constamment rappelés dans l'exercice de mon métier. Mais pour cet élève, et pour tous les autres élèves qui n'ont pas des familles toujours respectueuses de leurs ambitions, je pense que l'école reste la meilleure solution possible. J'enseigne en REP, dans un établissement très difficile, et aujourd'hui même, j'ai observé certains de mes élèves, qui de leur propre aveu n'ont aucun livre à la maison, se jeter sur les romans que ma collègue du CDI venait de leur présenter - tant elle l'avait fait avec passion et talent. Et je pourrai citer mille anecdotes comme celle-ci, qui, chaque jour, me donnent envie de croire en l'école en dépit de tous ses défauts.