@Toasted_Almond Je suis désolée que tu aies eu une éducation comme ça, ça avait l'air absolument terrible.
Je ne nie pas que ce soit le cas de certaines personnes, mais je pense que c'est une minorité.
Beaucoup d'études ont montré que le milieu d'origine a un impact déterminant sur les compétences et les résultats des élèves à l'école. Les milieux les plus favorisés ont des pratiques culturelles dans leur éducation qui collent aux attentes de l'école. Un enfant de CSP+ a déjà intégré, sans le savoir, de nombreuses normes qui lui seront très utiles lorsqu'il entrera à l'école. Le simple fait qu'on lui lise une histoire tous les soirs avant de dormir, ou plus qu'une simple histoire, ou le fait qu'on aime les livres, qu'on en lise dans la maison, qu'on en discute en famille, qu'on dise ou fasse sentir que lire beaucoup soit important, comme de bien écrire... Tout ça construit un terreau facilitateur aux apprentissages scolaires, à l'apprentissage de la lecture, qui elle-même favorise l'apprentissage de l'orthographe.
À l'école, on a très très régulièrement des enfants qui savent déjà lire avant que l'école leur apprenne. Quand l'école commence à apprendre à ceux qui ne savaient pas du tout, eux ne font que s'améliorer et perfectionner leur lecture. Et forcément, ils savent déjà écrire avant qu'on leur apprenne. Je suis régulièrement bluffée de découvrir des enfants de CP-CE1 qui savent écrire des mots opaques comme "oeuf", ou "feuille" alors qu'on ne le leur a pas appris et qu'ils sont très jeunes. Ils les ont lus et les ont retenus.
On construit les savoirs en spirale. On enseigne les mêmes choses en les complexifiant au fur et à mesure. Et on constate régulièrement ceux qui sont à l'étage du dessus quand on enseigne la base. Beaucoup d'enfants savent avant qu'on leur apprenne. Ou bien on ne fait que clarifier quelque chose qu'ils savaient déjà mais ne comprenaient pas forcément pourquoi.
Et puis à l'autre bout du fil il y a les élèves qui n'ont pas de culture scolaire. Qui n'ont pas eu de livre à la maison, n'ont vu personne en lire, et à qui on n'a simplement pas lu d'histoire. L'école est un monde complètement nouveau et opaque, car il ne correspond à rien qu'ils connaissent. Ils n'ont pas ces compétences pré-existantes, ils doivent apprendre à zéro les attentes de l'école, de ce qu'on essaie de leur apprendre au simple fait d'être assis à une table, écouter, se concentrer, et exécuter les consignes. Transmettre le sens de l'école, c'est déjà une étape importante qui prend du temps et impacte beaucoup l'implication et l'attitude des élèves. Forcément que si on doit le construire complètement, c'est plus difficile que si ça a déjà été fait à la maison.
L'école se confronte très régulièrement à son échec pour aider les élèves en très grande difficulté. Il y a trop d'attentes paradoxales. Finir un programme, faire avancer une classe extrêmement hétérogène, noter des élèves. Généralement on enseigne un thème, on s'entraîne, on le répète, puis au bout d'un moment, quand on voit que la plupart des élèves y arrivent, et qu'on estime qu'on a suffisamment essayé pour ceux qui n'y arrivent pas, on les évalue. Et on reproduit une courbe de résultats en cloche avec les meilleurs, les moyens, et les "nuls".
Sauf qu'on n'a pas forcément eu suffisamment de temps pour les plus en difficulté. ((Ou bien qu'ils n'ont "rien fait à la maison" (qui implique tout un tas de choses liées au milieu d'origine à nouveau)). Ou bien que les plus à l'aise commençaient à s'ennuyer sévère à répéter pour la 15ème fois la même chose qu'ils savent depuis la leçon 1. Ou bien qu'on doit faire le thème d'après et qu'on est déjà en décembre.
Moi je travaille avec des élèves ayant des difficultés d'apprentissage. Qui cumulent souvent des milieux d'origine défavorisés.
Et il m'est arrivé de passer une année entière à exercer les accords sujet-verbe et déterminant-nom-adjectif. Et il n'y avait pas d'exceptions étranges, il fallait juste écrire une phrase en pensant au -s à tu ou -ent à ils/elles, et des -s aux GN pluriels. Et chaque semaine je reprenais parce que c'était d'une obscurité pour mes élèves que je n'imaginais pas. Parce que même si elles étaient en CM1, elles ne savaient pas repérer un verbe, son sujet, un déterminant ou un nom. Et à force de répétition et d'expérience (et de nombreux échecs), elles ont pu emmagasiner une base de mots qui ressemblent à des verbes et d'autres à des dét-noms. Mais même en une année, ce n'était pas réussi. C'était extrêmement instable, ça leur demandait énormément d'efforts. Et lorsqu'on se trouvait en situation de dictée, ça devenait une très grosse charge cognitive parce qu'il fallait retranscrire le son en lettres (qui n'était pas non plus stabilisé, beaucoup de sons complexes sortaient faux, surtout en multi-tâche), essayer de se rappeler de l'orthographe qu'on a apprise (difficultés de mémorisation), puis savoir quelle est sa nature, quel type d'accord il doit avoir, avec quel autre mot, le trouver etc...
En fin d'année, reconnaître un verbe n'était pas encore stabilisé. Et pourtant, je suis "prof d'appui", je n'avais aucune contrainte de programme, d'emploi du temps, d'évaluation etc. Je devais
juste leur enseigner ça, et je n'y suis pas complètement parvenue. Ca ne veut pas dire que j'ai échoué, ni qu'elles n'y arriveront jamais. Mais elles ont besoin de beaucoup de temps, de reconstruire beaucoup de choses à leur rythme de compréhension et de maturité, et que ça ne se fait pas avec la facilité de leurs camarades.
Parce que j'ai vu des élèves de CP comprendre en un instant ce qu'était un déterminant et un nom, c'était "logique". Et c'est très pratique de le savoir pour faire les accords corrects. Quand on
voit directement les mots qui s'accrochent ensemble, le travail est bien simplifié. Alors que quand c'est un amas de mots qui n'ont pas de nature ou fonction, ca devient un tas de noeuds.
Toutes ces choses qui sont apprises très vite, qui paraissent "logiques", qu'on doit répéter 2-3 fois puis c'est mémorisé, c'est des compétences précieuses sur lesquelles les élèves s'appuient pour progresser très vite. Mais ca n'est pas aussi clair pour certains élèves qui n'ont peut-être pas eu le milieu le plus favorable et/ou n'ont pas les mêmes compétences de compréhension et mémorisation.
J'aimerais construire des automatismes pour mes élèves, mais je t'assure que c'est plus difficile que pour leurs camarades. Elles n'essayent pas moins, bien au contraire. Moi pour ma part, je n'ai jamais du répéter autant et avec autant d'effort pour me souvenir de l'orthographe de "oeuf" ou "feuille"...
Edit: Et là on parle d'effort comme si c'était la seule réponse acceptable. Mais lorsqu'on part avec ces difficultés, lorsque les efforts n'ont que très peu d'effets, je ne peux pas reprocher à mes élèves d'être découragés et de ne plus avoir envie d'essayer. Parce qu'on leur demande clairement bien plus pour arriver à un résultat souvent minime.