J'arrive un peu après le débat très intéressant (et complexe) mais j'ai quelques petits trucs à rajouter.
Je crois que c'est
@mag1angel qui demandait quelles autres formes de pensée des relations sociales il existait, autres que bourdieusiennes. En fait je pense qu'il y en a plein (je précise que je suis pas sociologue de formation, j'ai juste fait un peu de sciences sociales, donc toute correction est la bienvenue) mais on peut penser à deux en particulier qui s'y opposent fortement : il y a la vision "plate" de l'acteur-réseau latourienne et la vision interactionniste défendue par exemple par Goffman. Ces deux pensées ont pour point commun de placer les interactions entre individus au-dessus des structures sociales. En gros :
- Bourdieu dit "les structures sociales (dominations) influencent les individus"
- Eux disent "les interactions entre individus font la société" (et même pour Latour, les interactions entres individus et non-humains)
La distinction peut paraître stupide parce que les deux sont bien sûr vrais, mais se placer dans l'une ou l'autre des perspectives change complètement la manière de voir le monde (et notamment de penser les inégalités).
Je sais pas trop ce qu'il en est pour Goffman et Bourdieu, par contre, l'opposition Bourdieu/Latour est probablement encore aujourd'hui à l'origine de haines puissantes entre sociologues. Un texte de Latour qui montre la violence (théorique bien sûr) de leur opposition (que j'avais posté y'a longtemps sur le médiateur si je me souviens bien) :
http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/Slatour.html
En termes de militantisme, s'appuyer sur l'une ou l'autre de ces visions change tout puisque si on se place dans la perspective bourdieusienne, comme c'était dit dans le message du médiateur linké par
@La femme de Frank les dominations au sens bourdieusienne auto-justifient leur existence (elles sont invisibles donc si tu ne les vois pas c'est pas qu'elles n'existent pas mais que tu n'es pas sensibilisé). Donc forcément, scientifiquement, c'est compliqué à accepter.
Ensuite, dans cette même perspective, on ne peut pas voir les structures sociales bouger : on dit le racisme, le sexisme, l'homophobie, le classisme etc. existent et on étudie et dénonce leurs effets sur les individus désignés comme victimes. Sauf que du coup, comment sort-on de ces structures ? Comment peut-on percevoir leur affaiblissement ? Par exemple, comment peut-on mettre fin au sexisme si on décide qu'il est une structure au-dessus des individus qui fait que, forcément, les femmes sont en-dessous des hommes ? (je sais pas si c'est clair ...)
En plaçant l'individu en premier, on peut au contraire voir bouger ces structures en regardant comment les interactions effectives entre individus évoluent. Par exemple, si je vais voir Bourdieu et que je lui dis "je suis une femme mais ne suis pas victime de sexisme", il va écrire dans ses notes "oppression internalisée". Si je vais voir Latour et que je lui dis la même chose, il écrit "pas de sexisme vécu par cet individu" et en demandant ça à plein de gens il peut voir si le sexisme est plus ou moins fort, dans une situation donnée, à un endroit donné, à un moment donné (il "suit les acteurs"). Il n'existe donc pas d'oppression invisible généralisée mais autant d'interactions possibles que d'individus en relations.
Et du coup moi ce qui me pose problème avec le militantisme binaire dominants/dominés et déconstruit/pas déconstruit c'est qu'il a forcément réponse à tout en termes simples face à des interactions excessivement complexes. En gros, je le trouve un peu fainéant
. Typiquement, on lit beaucoup sur internet que quelque chose, quelqu'un ou une parole est "problématique", ce qui semblerait vouloir dire que c'est "mal" et qu'il faut blacklister, et la réflexion s'arrête là. Alors que problématique, ça veut dire que ça amène des questions, pas que c'est mal. Et si on lit certains textes militants en remplaçant problématique par "mal" on se rend compte à quel point certaines visions sont peu argumentées (je parle pas du tout d'ici hein), basées sur des ressentis individuels érigés en vérités générales. Personne n'accepterait qu'on lui dise "ce que tu dis est mal" sans arguments, par contre "problématique" ça passe très bien et souvent les gens finissent par s'excuser, même s'ils n'ont pas compris pourquoi ...
Du coup on peut effectivement avoir cette impression de réflexe dans les réponses, comme si on pouvait suivre un guide sur les réactions à avoir face à tel sujet (d'ailleurs c'est fou le nombre de guides de réactions qui existent réellement) et quand on ressent cela, ça coupe forcément un débat (si je sais ce qu'on va me répondre, à quoi bon argumenter ?), ce qui était peut-être ce que
@La femme de Frank voulait dire en disant que c'était excluant (c'est comme ça que je l'ai compris).