En ce moment je suis en train d'aider ma mère à désencombrer sa cave car elle doit déménager - partir d'une maison qu'elle adore parce qu'elle ne peut plus payer, si ce n'est pas une chose horrible. Nous avons tous laissé, ma mère mon frère et moi plein de choses dans cette cave; un transfert de toutes les choses qui étaient déjà dans les deux autres anciennes maisons que nous avons connues. A chaque fois que nous sommes partis d'une maison, c'était une page qu'on tournait; une nouvelle tranche de vie, un nouveau passage, un autre pan de vie, qui prolonge et change un peu. La première fois un soulagement, la deuxième fois une déchirure et la troisième fois une souffrance. La troisième fois c'est maintenant. Même si je n'habite plus avec ma mère, c'est une souffrance pour moi aussi. On s'attache aux maisons, aux endroits, on y dépose des souvenirs, des pensées, des traces sur les murs. On s'attache aux quartiers, aux habitudes du ciel et de l'angle de vue. Et puis la gare. Les trains. On voyait, on entendait tous les jours les trains. Les gens. Qui vont et viennent. On les regarde passer et on les voie revenir.
Dans cette cave donc il y a une multitude de souvenirs. Nos jouets, nos magazines d'adolescence, les peluches, les jeux, des papiers, et mes cours du CNED, au fil des années. Me reprendre tout ça dans la gueule est un choc. Me reprendre mon enfance et mon adolescence à la gueule. Moi qui ait toujours voulu garder tous ces souvenirs, moi qui ait insisté auprès de ma mère pour ne jamais jeter, aujourd'hui je veux ouvrir de grands sacs poubelle et mettre tout ça dans un déchetterie de l'oubli. C'est trop douloureux. Mes poupons, mes playmobils, mes petites voitures. Trop d'enfance d'un coup, trop de douleur. Et ce cahier d'adolescence, le seul que j'ai voulu garder; tous ces poèmes, toutes ces illusions, toute cette naïveté, c'est vraiment trop pour moi aujourd'hui. Hier je l'ai déchiré page après page, je m'en voulais trop de voir ce que j'étais. Et puis tous ces cours du CNED. Tous ces cours, pour en arriver où aujourd'hui ? Tous ces stages, toutes ces notes, tous ces papiers. Les cours du BTS que je n'ai jamais ou presque étudié, et ces trois mois de ce stage où j'avais préparé toutes mes actions, longuement, méticuleusement, j'étais tellement fatiguée, pour ne jamais aller les présenter. Quelle horreur. Pourquoi ai-je fait tout ça au juste ? Pour ma mère, par dépit, par peur de revenir dans un système auquel je ne pouvais pas m'adapter ? C'est beaucoup trop douloureux.
Ma mère refuse de jeter mes poupons. A eux seuls ils représentent ma plus grande douleur d'enfance. Elle veut les garder et les donner plus tard à la petite fille de mon frère. Mais maman, d'ici qu'elle ait sept ou huit ans, imagine, ils sont déjà désarticulés, la mousse qui les remplissait sort par tous les trous, ils sont vieux, usés, et les enfants d'aujourd'hui jouent avec des choses neuves lisses et colorées. Pourquoi veux-tu lui refiler ma peine d'enfance ? Je t'ai dit que je ne supporterais pas de la voir jouer avec mes souffrances. Je ne veux plus les voir, et encore moins les refiler à une petite fille. M'écoutes-tu, parfois ? Ecoutes-tu mes souffrances ?