Le commentaire d'
@Artesia vient de m'expliquer pourquoi je n'avais pas pris la parole jusque-là.
Je n'ai rien de particulier contre ce film, en fait. A la différence de beaucoup d'autres personnes trans que j'ai pu lire, il ne me révolte pas outre mesure et je n'ai pas envie d'appeler à son boycott. Je n'ai pas envie de le voir, mais c'est plutôt pour des raisons personnelles, pas politiques: je trouve ce film pénible, mais pas particulièrement original, ni dans l'histoire qu'il a choisi de traiter (qui, même si elle est vraie, rentre étonnament bien dans tous les clichés qu'on a sur les femmes trans) ni dans la transphobie ordinaire qu'il fait malgré ses bonnes intentions (on a encore un film fait par des gens cis, avec des acteurs cis, qui semble ravir un public majoritairement cis mais faire râler un bon paquet de gens trans - ce qui ne met la puce à l'oreille de personne, on dirait.) Je considère qu'il n'est pas particulièrement mauvais et qu'il ne vaut pas vraiment la peine de se battre contre.
Mais du coup, pourquoi je ne l'ai pas dit? La communauté trans n'est pas une seule pensée s'exprimant d'une seule voix unifiée. Il y a des avis divergents et pour une fois c'est moi qui en fait partie. Me serais-je sentie menacée par mes pairs parce que je ne suis pas l'opinion générale que je perçois autour de moi? Pas vraiment, en fait: je n'ai pas peur de ne pas être d'accord. Par contre, ce qui m'aurait prodigieusement embêtée, c'est d'être utilisée comme "l'amie trans" la voix qui abonde dans le sens des gens qui ont envie de ne pas voir de problème et d'aller voir ce film sans cas de conscience: "regardez, AprilMayJune est indifférente à ce film, donc tout va bien, vous ne devriez pas en faire toute une histoire!". Devant une divergence de points de vue, je n'ai pas envie que des gens pas concernés utilisent cette divrgence pour choisir le point de vue qui les arrangent.
La communauté trans, dans le sens "un bon paquet de personnes trans, tout de même" trouve que ce film est problématique et il faut l'écouter, même si toutes les personnes ne sont pas d'accord.
Et ce que tu fais
@Artesia avec ton message c'est précisément l'inverse: voyant que toutes les personnes trans ne sont pas d'accord, tu utilises cette divergence d'opinion pour décrédibiliser toute opinion contraire à la tienne.
Tu as trouvé le film très beau et très juste et tu juges toute critique déplacée, et plutôt que d'y répondre, tu travailles à décrédibiliser la critique, d'abord en t'attaquant à la légitimité de leur prise de parole, en minimisant le nombre de leurs auteurs et en l'opposant à un groupe, sinon deux, que toi tu considères légitime (je cite "quelle communauté trans? quelques personnes qui occupent un forum? avez-vous l'avis des 60 000 personnes transvez-vous l'avis des 60 000 personnes trans estimées en France, l'avis unanime de toutes les associations trans ?") et qui d'ailleurs abonde dans ton sens (ce groupe légitime va dans le sens contraire des critiques à ce film, je cite: " les critiques de l'OdT et d'Acthe ne vont pas dans le sens des critiques que j'ai pu lire ici").
Tu parles ensuite de la violence des critiques émises envers ce film (je cite encore : "qu'en est-il de la violence que je peux voir à travers ces critiques si virulentes ?") et tu fais un parallèle faussé, égalisant le mansplaining avec la demande de voir la parole des personnes concernées passer en premier.
La seule réponse que tu fais aux critiques émises envers ce film c'est que le film te plaît, alors tu ne vois pas pourquoi est-ce que tu devrais t'élever contre (montrant d'ailleurs que, quel que soit ton genre, toute trans ou cis que tu sois, les gens trans qui t'envoient des injonctions à boycotter le film, et qui semblent vouloir silencier toute opinion contraire - celle que tu exprimes donc - n'ont pas grand pouvoir.)
Au final tu ne réponds à aucune des critiques émises contre le film mais à la place tu t'attaques aux personnes, travaillant à rendre illégitime toute prise de parole de leur part plutôt qu'à répondre à leurs objections.
Je voulais dire un mot aussi sur cette tendance à rejeter la primauté que devrait avoir l'avis des concerné-es. Les concerné-es doivent mener la lutte car iels sont concerné-es. Pour quelqu'un de cisgenre, qui n'a pas besoin de faire reconnaître son genre car il est reconnu d'office, qui n'a pas besoin de se battre pour avoir un accès digne de ce nom à des soins, ou à faire reconnaître son identité face à l'administration et la société, toute discussion sur la transphobie est théorique. La transphobie étant la violence faite aux trans, par définition elle n'est pas faite aux cis.
De là, il en résulte deux choses. D'abord, même en-dehors des témoignages, les trans sont beaucoup plus aptes à identifier ce qui est transphobe ou non, et pourquoi, parce que ce qui est transphobe est violence envers elleux, et la réponse à "pourquoi c'est transphobe" consiste à décrire comment cette violence s'exerce contre elleux. Pour les cis, vu que c'est théorique, cela reste un peu plus flou: iels peuvent identifier quelque chose de transphobe, iels peuvent s'en émouvoir et se révolter contre cette violence, mais iels ne sont pas visé-es par cette violence ni affecté-es par elle. La deuxième conséquence, c'est que les trans sont plus aptes que les cis à voir ce qui est prioritaire dans la lutte contre la transphobie, c'est-à-dire les violences les plus pressantes contre elleux, celles qu'il faut arrêter le plus urgemment possible. Rien de tout cela ne concerne l'expression du vécu d'une personne trans: mais parce que la lutte contre la transphobie est pour les personnes trans, il est normal qu'elle soit faite par elleux aussi, sinon elle se fait au détriment de son efficacité.
La lutte contre la transphobie, ainsi que la vie et les difficultés des personnes trans, ce n'est pas un débat théorique, un exercice intellectuel dans lequel tout le monde peut donner son avis. L'avis des personnes cis est malvenu quand il n'est pas là dans le but d'aider les personnes trans. L'avis des personnes cis est malvenu quand leur prise de parole est là pour leur bénéfice, pour défendre leur "droit" à être présent partout, à participer partout, y compris dans des problèmes et des sujets qui ne les regardent pas. La lutte contre la transphobie n'est pas là pour donner des points de bonne personne aux cis, à leur donner un beau spectacle qui pourra les émouvoir, ou des pauvres gens à sauver pour qu'iels se sentent utiles. La lutte contre la transphobie est là pour que les gens trans puissent vivre tranquilles comme les autres. C'est important à garder en tête.
Cela ne veut pas dire que toutes les personnes trans sont uniformément capable de reconnaître la transphobie au premier coup d'oeil, ni que la transphobie s'applique uniformément à toutes les personnes trans (les personnes trans ne sont pas uniformément pareilles). Cela ne veut pas dire que toutes les personnes trans sont uniformément capable de formuler et d'exprimer la transphobie qu'iels vivent de façon compréhensible et accessible. Cela ne veut pas non plus dire que les personnes cis sont incapables de reconnaître, dénoncer, et lutter contre la transphobie. Cela veut juste dire que la lutte contre la transphobie c'est quelque chose pour les personnes trans, qui les concernent.
Et par ailleurs, non, je ne considère pas ce film comme une grande aide dans la lutte contre la transphobie. Ce film a choisi une histoire qui rentre bien dans les cases que les personnes cis font, et les stéréotypes qu'iels se font des personnes trans, quand bien même cette histoire est vraie: le choix du scénario de ce film ne remet pas en cause l'obligation fait aux personnes trans d'avoir une opération de reconstruction génitale, ne présente pas la diversité des genres et des gens, et n'aide en rien les personnes trans à présenter leurs problèmes de manière générale. De toutes façons, je crois que ce film le disait: il est juste là pour présenter une bonne histoire.
Je ne pense pas non plus que la société d'aujourd'hui soit trans-friendly. Mon feed facebook est rempli de morts, de lois poussées en avant pour taper sur les personnes trans dans plein de pays, et la France inflige toujours un traitement médical et administratif horrible aux personnes trans. Ce n'est pas parce que le traitement médiatique et social est mieux qu'avant, ce n'est pas parce que la société dans son ensemble a arrêté de vouloir notre mort (et encore) que les choses vont forcément bien. Il ne suffit pas d'arrêter de souhaiter la mort des gens trans pour être trans-friendly. Le simple fait qu'avec ce film plein de gens découvrent l'existence et les problèmes des personnes trans, le simple fait que Madmoizelle fasse des articles expliquant ce qu'est la transidentité (qui sont très souvent bien faits, ça je le reconnais) montre qu'au contraire, la société est loin d'être trans-friendly. Non seulement elle ne nous connaît qu'à peine, mais en plus ce film montre qu'elle tente encore de nous faire rentrer dans des stéréotypes desquels nous sommes prié-es de ne pas sortir.