Devinette : "partager sa culture", c'est :
- inviter des étrangers à manger un bœuf bourguignon ?
- la colonisation ?
Réponse en image :
Je ne sais pas si vous avez suivi, mais Fillon (qui espère pouvoir être candidat aux élections présidentielles) (et qui a été ministre de l'éducation sous Chirac), dans un discours à Sablé-sur-Sarthe, a exprimé son désir de faire enseigner à l'école le "récit national" (réactionnaire au point de vouloir revenir à la conception de l'Histoire de la III° République
). Ca pose la question de savoir pourquoi on enseigne l'histoire à l'école (pour la culture G, pour comprendre le monde d'aujourd'hui, pour développer son esprit critique (notamment sur les discours politiques), pour éviter de refaire les erreurs du passé... ?). Et bien finalement, non, c'est plutôt pour servir de discours propagandiste
Ce qu'il dit spécifiquement sur l'enseignement de l'histoire :
"Je propose de revoir l’enseignement de l’Histoire à l’école primaire afin que les maîtres ne soient plus obligés d’apprendre aux enfants « à comprendre que le passé est source d’interrogations ». Faire douter de notre Histoire : cette instruction est honteuse !
Quand les thèses révisionnistes prolifèrent sur internet, à l’heure ou notre Nation est en quête de sens, qu’elle est menacée par des barbares, faut-il que l’école renonce à faire le récit de la Nation ?
Si je suis élu Président de la République, je demanderai à trois académiciens de s’entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d’Histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national. Le récit national c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’évènements qui trouve un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la France."
+ il débute son discours par une loooooongue logorrhée sur son amour de la France et de son histoire, bref, ce qui est en fait sa vision de ce roman national.
Le roman national traduit une volonté d'ériger une Nation indivisible et admirable. "
Renouer les fils de l’Histoire ! [...] Nous avons besoin d’être fiers de la France pour défendre son unité." "
Le récit national c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’évènements qui trouve un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la France.", donc une insistance sur les "Grands Hommes qui ont fait l'Histoire" ("
La France c’est Saint Louis, Louis XI, Louis XIV, les révolutionnaires de 1789, Bonaparte, Napoléon III, la Troisième République, Gambetta, Thiers, Jules Ferry, Clémenceau (sic)
, Jaurès, Poincaré, De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac."), une représentation élogieuse, entre glorification et idéalisation ("
La France c’est une langue magnifique qui mérite d’être défendue. La France c’est une culture qui a marqué l’Histoire de l’humanité." ; "
épopée", "
vrais héros", "
la force, la puissance, la profondeur de ce passé", etc. etc.) En résumé : "
A l’école, j’ai appris que la France était grande, que son Histoire était millénaire". Comme écrivait Ernest Lavisse, grand ponte du roman national et qui écrivait des manuels d'histoire au début du XXème : "
tu apprendras l’Histoire de France. Tu dois aimer la France parce que la nature l’a faite belle et son histoire l’a faite grande".
C'est insister sur les points que l'on veut pour créer une identité (sa grandeur, mais aussi – au hasard ? la place du christianisme en France peut-être ? Fillon insiste sur le "fait" que "
La France c’est 15 siècles d’Histoire depuis le baptême de Clovis à Reims" : prendre pour naissance de la Frâânce un baptême chrétien n'est pas neutre symboliquement – et historiquement très questionnable ; "
La France, c’est la fille ainée de l’Eglise" ; "
la chrétienté qui a forgé sa conscience"... Bref, on est dans cette conception de la France qu'ont beaucoup de gens qui ne jurent que par les "racines judéo-chrétiennes").
Et aussi, gommer, "oublier", minimiser les points de l'Histoire qui sont rétrospectivement pas très bien vus – c'est ce qu'il fait quand il donne une définition somme toute super amicale ("
partager") de la colonisation, ou quand il dit que "
La France n'est pas coupable", que "
La France n'a pas inventé l'esclavage" (oh, bah ça va alors !). Ou quand il regrette aussi que les Français "
apprennent à avoir honte" de leur Histoire. C'est aussi un discours que tient très explicitement Zemmour qui insiste à chaque fois qu'on lui donne l'occasion de parler d'esclavage, que "
toute l'Humanité a utilisé l'esclavage" – et ce refus de regarder vraiment les aspects moins glorieux de l'Histoire mène Zemmour à refuser "l'autoflagellation" * (ou le maire FN de Villers-Cotterêts qui a refusé en 2014 de célébrer l'abolition de l'esclavage et dénonçait "
une auto-culpabilisation permanente") → c'est-à-dire, refuser de regretter, condamner, s'interroger sur les conséquences et offrir réparations si besoin. (* J'ai pas de citation exacte sous la main, mais promis juré, il a dit des trucs du genre
) Généralement, le roman national laisse peu de place à l'esclavage, au colonialisme, à la collaboration lors de la 2GM, la guerre d'Algérie...
Là où elle est aussi identitaire, c'est qu'en plus de créer une "fierté" pour la France, Fillon insiste aussi sur le "besoin" de créer une Histoire et une identité commune
en réaction et pour se retrouver un "sens" ("
Quand les thèses révisionnistes prolifèrent sur internet, à l’heure ou (sic)
notre Nation est en quête de sens, qu’elle est menacée par des barbares, faut-il que l’école renonce à faire le récit de la Nation ?")
C'est faire de l'Histoire un instrument pour établir l'identité d'un pays, faire de l'Histoire un appareil de propagande – c'est transformer l'Histoire en joli livre d'images Panini. L'Histoire ne doit plus être scientifique, elle doit être identitaire et nationaliste. Lui qui dénonce "
nos dirigeants [qui ne retiennent de l'Histoire de France] que les évènements qui renforcent leurs convictions partisanes" fait exactement la même chose
On peut aussi mettre tout ça en parallèle avec la conception du FN de l'Histoire : le discours du 1° mai 2015 de Marine Le Pen dans lequel elle dit :
"La France n’est éternelle que par la transmission et la glorification
de son histoire. [...] Mais aussi par [...] la force spirituelle de nos églises aujourd’hui la cible des attentats islamistes. [...] L’Histoire de France permet de transmettre les principes supérieurs de notre peuple [...] Invoquer Jeanne d’Arc, c’est se souvenir de la plus extraordinaire héroïne de notre roman national. [...] L’amour de la patrie, l’esprit de résistance, l’indépendance de la France, la soif de liberté, la défense de l’identité et de la sécurité des Français, le rassemblement des forces nationales." → Histoire qui construit une identité glorieuse à la France et un répertoire de ses valeurs, pour lutter contre l'extérieur (notamment Bruxelles, les islamistes, etc.) ; et sur le site du FN, Steeve Briois présente un texte où il affirme que le seul barrage à l'embrigadement djihadiste est l'unité nationale, par l'écriture d'un roman national pour "
protéger l'unité française, autour du patriotisme et de nos gloires".
Fillon et son programme d'Histoire de primaire écrit par des Académiciens (wtf) paraît peut-être initialement assez éloigné du sujet du topic, mais comme cette histoire de "récit national" est un terreau pour alimenter un discours identitaire et un outils pour éviter de regarder en face le colonialisme + néo-colonialisme, l'esclavage, etc. (déjà qu'on est dans un contexte méga frileux sur ces sujets...)...