Un texte un peu long, que j'avais écrit pour un concours.
Au cœur du repas
Aujourd’hui, repas de famille dominical. L’occasion de grandes joutes orales, de dégustations éblouies de mets et de vins, sous l’égide du patriarche installé en bout de table. Depuis le matin, Madame nettoie, installe, décore la table pour accueillir ses petits et leur offrir un peu de son amour de mère. Depuis qu’ils sont partis, elle en a trop. Elle chantonne en mettant la table, elle s’en va s’apprêter, prête à recueillir les louanges que son zèle ne manquera pas de susciter. On sonne, ce sont eux. Monsieur va ouvrir la porte en grommelant, mécontent d’avoir dû se lever de son fauteuil favori. Madame dévale l’escalier pour s’extasier devant les fleurs brandies par l’ainée, devant la nouvelle coupe de cheveux du cadet et la croissance interminable du benjamin. Des sourires, des rires, des voix qui s’envolent toutes en même temps, la joie des retrouvailles et la mélancolie du temps qui fuit inexorablement, emportant avec lui leurs enfances.
Ils passent au salon et à l’apéritif, pour partager les nouvelles de chacun, sous l’approbation du chef de famille. Une façon comme une autre de se convaincre que son autorité ne décroît pas à l’aune exacte des années qui s’accumulent sur les épaules de ses rejetons. Il se sert une coupe de champagne pour ne plus y penser.
Pendant que Madame s’affaire en cuisine, le reste de la famille passe à table. Raclements de chaises, tout le monde s’assoit sagement selon l’ordre établi. L’entrée arrive, dégageant une senteur salée, marine, iodée, évoquant la houle et les récifs noirs.
Autour de moi, mes amis les couverts entrent en jeu, quand ils ne sont pas remplacés par les doigts des convives, il est vrai que c’est tellement plus pratique, malgré les protestations du chef de table – paraît-il que ce n’est pas correct. Je commence à recevoir en mon sein les carapaces décortiquées des pauvrettes qui se font dévorer toutes crues, c’est le cas de le dire. J’ai hâte qu’ils passent à la suite, je mérite plus que ces simples déchets, après tout, je suis de la belle argenterie, qui remonte à loin dans la famille, non mais ! Ah, voici l’odeur riche, un peu lourde d’une mayonnaise maison, accompagnée de celle du jus de citron, acide et piquante, pour agrémenter les quelques crevettes restantes.
On m’empoigne, puis les mains douces de ma maîtresse me débarrassent en un tournemain de ces pelures nauséabondes. J’espère que la suite sera plus clémente.
Je reviens à ma place, et je ne tarde pas à être alourdie par des morceaux de volaille, noyée dans une sauce blanche qui sent merveilleusement bon, et à nouveau, les couverts ouvrent le bal. Je me sens piquée, raclée, frappée par Couteau et Fourchette qui n’ont pas une minute de répit. Ça a l’air bon ! Un bout de pain qui s’abat dans la sauce vient me le confirmer. Je tente de faire comprendre à mon tortionnaire que ce n’est pas très élégant, mais il n’en a cure, lui se régale positivement. La preuve, il ne reste rien que des miettes sur ma belle porcelaine. Au moment du dessert, je tire ma révérence, je suis une assiette de résistance.
Comme à chaque fois, je regrette de n’avoir pas pu goûter ce mets qui sentait si bon, préparé avec tout l’amour et la tendresse d’une mère, mais hélas insuffisants pour retenir sa progéniture plus d’un après-midi. Je crois qu’elle veut leur montrer combien il est doux de vivre à la maison, mais ils ne jurent que par la liberté et l’indépendance. Mais ni la liberté ni l’indépendance ne sont en mesure de leur offrir ces bons petits plats tout droit sortis de leur enfance, qui leur rappellent de si bons souvenirs qu’ils devraient sur-le-champ revenir là où ils ont grandi. Mais non, cela n’arrive jamais. Et qui alors doit subir le supplice de la vaisselle et se faire étriller dans une eau brûlante après leur départ, pour que Madame puisse passer ses nerfs ? C’est comme si elle se punissait à travers moi de n’avoir pas su les retenir, car ensuite elle me remet dans mon placard, jusqu’à la prochaine fois.