L'analyse qui consiste à faire porter à la droite seule la responsabilité de la montée du FN me semble erronée, ou tout du moins très partielle et partiale.
Jean-Marie Le Pen est candidat pour la première fois à l'élection présidentielle en 1974, après près de 16 ans de gaullisme au pouvoir (De Gaulle de 1959 à 1969 et Pompidou de 1969 à 1974). Dans le contexte de l'époque, Le Pen incarne alors la nostalgie de l'Algérie française et donc l'anti-gaullisme. Son score est sans appel: 0,75%.
En 1981, la situation du FN est encore plus difficile. Après le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Marie Le Pen ne parvient même pas être candidat à l'élection présidentielle. En effet, la
loi organique du 18 juin 1976 a porté de 100 à 500 le nombre de présentations requises pour être candidat à l'élection présidentielle. Cette réforme complique considérablement la montée du FN.
Par conséquent, entre 1959 et 1981: le FN est complétement éteint par la droite.
François Mitterrand est élu en 1981. Son programme s'inspire largement du programme commun de gouvernement de 1972 négocié par le Parti Socialiste et le Parti Communiste. Le PS emporte l'adhésion d'une grande partie de l'électorat ouvrier et employé.
En 1983, Mitterrand trahit sciemment son programme: c'est le tournant libéral. La conséquence de cette trahison est une baisse de la cote de popularité de Mitterrand; une partie importante de l'électorat de gauche se détourne du PS. En 1986, Mitterrand craint fortement que ces défections ne conduisent à une victoire du RPR aux élections législatives. Mitterrand va alors introduire une part de proportionnelle avec un objectif très clair: priver le RPR d'une majorité en favorisant l'entrée du FN à l'Assemblée Nationale. Cette stratégie est notamment confirmée par
Roland Dumas, ancien ministre des affaires étrangères. Le FN obtiendra
35 sièges - son record encore aujourd'hui. Cette stratégie de déstabilisation de la droite ne permet pas d'empêcher la cohabitation mais le constat est là: Le FN est devenu, en 5 ans de socialisme, la 3ème-4ème force politique du pays (9,65% et autant de sièges que le Parti Communiste).
Cette tendance se poursuit: en 1988, Jean-Marie Le Pen réalise un score de 14,39% au premier tour de l'élection présidentielle. Le FN bénéficie alors d'un vote ouvrier inédit. Selon la
Fondation Jean Jaurès, 17% des ouvriers ayant au moins un parent ouvrier votent pour le FN. Le Parti Communiste est balayé (6,76% pour André Lajoinie). Un point supplémentaire sur le septennat de Mitterrand: Jean-Marie Le Pen fera ses premières interventions à la télévision sur des chaînes de grande écoute (TF1 et Antenne 2) grâce à l'intervention directe de Mitterrand. Encore
aujourd'hui, Jean-Marie Le Pen ressent de la reconnaissance pour Mitterrand.
Par ailleurs, pour donner encore davantage d'importance au FN et, surtout, créer une scission au sein du RPR, Mitterrand décide de donner une visibilité à des thématiques clivantes au sein du RPR: l'immigration, le racisme, l'identité, l'Islam. Pour ce faire, le PS crée SOS Racisme en 1984. On retrouve alors à la tête de SOS Racisme....Julien Dray et Harlem Désir. A noter que l'un des fondateurs, Serge Malik, démissionnera et publiera
Histoire secrète de SOS Racisme, dans lequel il raconte comment le PS a instrumentalisé cette association pour affaiblir la droite et placer le FN au centre des débats.
On pourrait approfondir la question des liens entre la gauche et le FN avec les sujets suivants:
- la multiplication des partis de gauche en 2002 (déjà!) qui permettra au FN d'accéder pour la première fois au 2nd tour de l'élection présidentielle. Dans ces candidatures multiples, on retrouve notamment Christiane Taubira dont il est dit aujourd'hui qu'elle est "anti-raciste".
- Les travaux du
think tank socialiste Terra Nova qui publiera un rapport sur le nouvel électorat de gauche ("
Gauche: quelle majorité électorale en 2012?"). Ce rapport est très éclairant et dresse le constat suivant: il ne faut plus compter sur l'électorat ouvrier puisque les ouvriers sont de moins en moins nombreux et votent de moins en moins à gauche. Le rapport propose un nouvel électorat (partie II.1), notamment les "jeunes", les minorités et les quartiers populaires, ainsi que les non-catholiques.
Par conséquent, à partir de 1981: la gauche a favorisé, par stratégie politique et par abandon progressif de l'électorat populaire, la montée du FN.
Cette analyse est loin d'être exhaustive et ne concerne que la Vème République et les débuts du FN. La discussion pourrait être étendue à l'extrême-droite d'une manière plus générale et à d'autres périodes historiques.
Par exemple le
vote des pleins pouvoirs à Pétain en 1940 par une Assemblée majoritairement de gauche (parmi les députés: 87 pour socialistes SFIO, 65 pour le Groupe républicain radical et radical socialiste, 34 pour l'Alliance des républicains de gauche et des radicaux indépendants, 31 pour la Gauche démocratique et radicale indépendante; parmi les sénateurs: 106 pour la Gauche démocratique radicale et radicale socialiste).
On pourrait aussi évoquer la crise du 6 février 1934 causée par l'affaire Stavisky qui avait mis en lumière la corruption du gouvernement de gauche (démission de Camille Chautemps) et avait donné une visibilité à l'extrême-droite qui, déjà à l'époque, s'était alors faite le porte-voix d'une colère populaire.