D'ailleurs, je ne peux pas terminer le récit de cette journée sans raconter l'un de ces débats de couloir, celui qui m'a un peu pourri la journée à vrai dire. Voir surgir de bons vieux spectres de la pensée antiféministe à un colloque sur le genre est particulièrement déplaisant & flippant. La façon dont ce "débat" a été mené est particulièrement intéressante car véritablement symptomatique de la façon dont les femmes - et la pensée féministe - sont silencées dans l'espace public.
Je me suis donc retrouvée, femme, jeune et simple auditrice, seule dans un cercle de 4 hommes plus âgés & de statut social supérieur car experts divers (les principaux membres de la discussion étaient un psychologue et - il me semble, je n'en suis plus certaine - un ethnologue ou anthropologue) et intervenants dans le colloque. La discussion était plaisante et je participais sans problème jusqu'à ce que soudain, au détour d'un sujet : "Les féministes extrêmes, elles me cassent les pieds. Leurs histoires de Mademoiselle..." (Oui, c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes).
Aïe, donc. Et c'est parti pour m'expliquer qu'on a rien compris, que le féminisme se fourvoie, que la féminisation des noms est une monstrueuse bêtise... « La mairesse, c'est moche ! On a toujours dit Madame le Maire, c'est très bien » « Nos langues ont une histoire. Autant détruire tout de suite toutes les langues indo-européennes ! » m'annonce M. l'ethnologue sur un ton d'apocalypse (mec, on parle de rajouter des e à des mots et ça te concerne même pas, chill). Lorsque je rétorque que ce n'est nullement une question de tradition ou d'histoire, mais d'égalité, il me répond texto : « Non, c'est pas une question d'égalité : c'est une question de connerie » (admirez le niveau de l'argument).
Mais le plus intéressant, c'est la façon dont mes interlocuteurs m'ont soudain adressé la parole : tandis que je les vouvoyais, eux m'ont spontanément tutoyé, ce qui m'a déjà vaguement hérissé le poil, mais surtout lorsque nous nous sommes trouvés en désaccord ils se sont mis à me parler avec l'air patient, amusé du maître qui enseigne à un élève capricieux, en échangeant des regards hilares. A un moment, je ne sais plus dans quel contexte, je glisse le mot « patriarcat », et ce fut comme si j'avais laissé échapper un juron : M. l'ethnologue, théâtral : « Le patriarcat ! Le patriarcat ! Ca ne veut rien dire. (Ethnologue ET intervenant à un colloque sur le genre, hein. Rappelons-le). J'aimerais bien qu'on m'explique un jour ce que ça veut dire ». Moi : « C'est l'observation d'un système de domination masculine dans quasiment toutes les sociétés du monde ». Silence effaré, comme si j'avais dit un incroyable énormité. Après quoi on m'a dûment expliqué que le patriarcat était une invention féministe, et que le mouvement soviétique était féministe par exemple (je vous JURE. Féministe selon ses leaders masculins, sûrement. Selon les femmes à qui on a expliqué que le féminisme était un corporatisme bourgois, que les citoyens étaient d'ores et déjà égaux et que leurs revendications d'égalité mettaient en péril l'unité du mouvement, euh...).
Déni assez spectaculaire des réalités, aussi : quand je souligne le manque de femmes parmi les élites, par exemple, la réponse qui fuse de M. le psychologue « Ah mais attends, de quelle science tu parles ? Parce que dans la médecine... » (Vous vous souvenez quand je vous parlais de l'esquive par l'emploi des contre-exemples comme tactique de mauvaise foi à propos de mon premier article?) Puis au bout d'un moment, peut-être lassés de cette petite péronnelle, ils se sont mis à discourir entre eux de ces bêtises féministes, couvrant ma voix afin de me couper la parole (pas de bol, ça m'a pas fait taire). Et là, l'estocade, de la part de M. l'ethnologue qui se tourne vers moi avec un air bienveillant : « Tu sais, selon Aristote, le summum de la pensée, c'est la nuance. » Là je vous avoue que mes instincts de féministe hystérique et agressive ont failli reprendre le dessus et que j'ai eu très envie de lui mettre mon poing dans la figure, en mode « Et là, tu la sens ma nuance ? »
Bref, écrire ce récit est presque amusant tant il semble auto-parodique : des hommes en situation de supériorité, des élites, expliquant à une femme la vacuité de ses revendications. « L'oppression n'existe pas », dit l'homme blanc. Laisse-moi t'expliquer, pauvre créature. Il ne leur viendrait pas à l'esprit de peut-être, peut-être laisser les concernés s'exprimer – ils savent, et ils ont LE DROIT de dire leur pensée, partout, sur tout. Qu'importe ce qu'en pensent les femmes (la moitié de la population), eux, ils sont soucieux de DEFENDRE LA LANGUE FRANÇAISE. On les remercie, les bienheureux, d'aller mener leur vaillant combat jusque dans un colloque sur les questions de genre.