Je suis professeur principal d'un élève de sixième, appelons-le Ernest. Ernest est un gamin absolument ingérable en classe, et d'après le dossier scolaire c'était dès le début du CP (on n'a pas les dossiers de maternelle).
Il parle sans arrêt, à voix haute bien évidemment, se lève tout le temps, pourrit le travail de la classe, se montre violent (en ce moment il a un plâtre, son jeu favori ? Frapper les autres avec le plâtre en question, ou les fouetter avec le bandeau qui est censé soutenir son bras plâtré). Il refuse de travailler, de noter les devoirs, d'écouter quoi que ce soit. C'est un enfant sournois, manipulateur et, soyons honnêtes, ce gosse va être une plaie ouverte pour moi : aujourd'hui, deux heures de cours (je suis à mi-temps cette année puisque je suis en train de me remettre d'un burn-out en mai, autant dire que je ne suis pas au mieux de ma forme), de neuf heures trente à onze heures trente.
Je suis arrivée à sept heures et demie au boulot, j'en suis sortie à quatorze heures trente. De ces sept heures on enlève les deux heures de cours, restent cinq heures. J'ai passé une heure en photocopies, adaptations diverses et variées pour mes élèves à PAP, mise à jour du cahier de texte.
J'ai consacré les quatre heures restantes à m'occuper du cas d'Ernest. Discuter avec ma chef d'une fiche de suivi, définir les objectifs, créer la fiche, appeler la mère trois fois en vain pour finir par laisser un message beaucoup trop long, créer une fiche de suivi de bavardage pour la classe pour qu'Ernest ne se sente pas stigmatisé, écrire et envoyer un mail à l'équipe enseignante de la classe en marchant sur des oeufs parce que je devais sous-entendre des informations que je n'ai pas le droit d'écrire, faire le point sur les mots dans le carnet et les rapports d'incident (on ne peut pas compter sur la CPE qui ne sort jamais de son bureau, au point que les élèves ne connaissent pas son nom ni sa tête), prendre des notes sur tout ça pour ne rien oublier.
J'ai appris ce matin que la mère d'Ernest est illettrée, le père est sous le coup d'une mesure d'éloignement de la mère et du fils, on n'est pas bien sûrs que le beau-père sache lire non plus. La mère est de bonne volonté mais elle est incapable de garder une ligne directrice plus de dix minutes. Du coup, effet zéro sur Ernest.
Ce gosse n'est littéralement pas élevé du tout. J'ai une sorte d'enfant sauvage dans ma classe, mais avec un smartphone. Et donc j'ai passé quatre heures qui ne me sont pas payées à m'occuper de l'enfant de quelqu'un d'autre, parce que les parent sont trop cons et/ou malveillants envers leur propre enfant. Alors on ne me convaincra jamais que les gens réfléchissent ou anticipent quoi que ce soit avant d'avoir un mouflet. Ernest n'est pas mon premier Ernest, il y en a au moins un pour cent dans tous les établissements où je suis passée. Et c'est une moyenne basse puisque j'ai essentiellement fait des collèges sans problèmes dans une région tranquille.
Bref, encore une fois, j'ai passé beaucoup trop de temps à bosser à la place d'un parent, pour réparer sa négligence ou sa malveillance. Je suis rentrée à quinze heures trente chez moi (je n'avais toujours pas déjeuné) avec juste envie de pleurer, parce que je ne suis pas assez solide pour être cette personne-là. Ce n'est pas pour rien que je n'ai pas d'enfant.