@Clemence Bodoc
Je suis d'accord avec toi. Cependant, je ne suis pas d'accord sur la minimisation du vêtement comme n'envoyant pas de message.
Pour moi, quand tu portes un voile, ou une mini-jupe, ou un voile et une minijupe, tu envoies un message. (En fait j'ai cette idée assez radicale que quoi que tu fasses, ça a un impact). Tu n'envoies pas forcément le message que tu voulais envoyer : le voile que l'une met pour respecter ses croyances, l'autre l'interprète comme du prosélytisme.
Il y a même des vêtements qui peuvent envoyer des messages assez violents (je repense à l'affaire du pull Zara avec un motif de pyjama rayé, ou bien les costumes de blackface).
Le vêtement agit à mon sens, d'une manière ou d'une autre, parce qu'il participe à la visibilité. Et c'est cette visibilité qui effraie autant les anti-voile : les musulmanes oui, les musulmanes visibles, non. D'ailleurs, j'en profite pour revenir sur un propos que tu as eu tout à l'heure, lorsque tu as dit privilégier l'anti-sexisme par rapport à la lutte contre l'islamophobie parce que le premier concerne plus de monde, et parce qu'on la le choix de se cacher ou de se montrer. Pour moi, ton deuxième argument n'a pas vraiment de sens, parce que se cacher, c'est déjà subir l'oppression. J'ai bien dit le "cacher" et pas "ne pas le révéler". Pour moi, à partir du moment où l'on cache qu'on est musulman, c'est qu'il y a une force qui pousse à rendre invisible notre religion, et une force qui pousse à rendre invisible une partie de notre identité qui n'est aucunement dangereuse pour le bien-être raisonnable de l'autre, c'est une oppression. Parce qu'en soi, il y a énormément d'autres discriminations qui concernent des choses que l'on peut cacher, mais le fait est que c'est un faux choix : en l'absence totale de danger, personne ne cacherait le fait qu'iel est homosexuel, juif ou transgenre. Danger ici au sens large : j'inclue par exemple le fait qu'on ne considère la personne plus que sous cet angle, les moqueries, la sensation permanente d'être le mouton noir du groupe...
C'est pour ça que pour moi, la visibilité obligatoire par rapport à l'invisibilité possible ne rend pas la lutte plus importante, justement parce que l'invisibilité n'est pas une possibilité mise à égalité sur la balance des choix avec la visibilité. Et même si en théorie, les deux devraient être à égalité, en pratique, ça n'est pas le cas, on est systématiquement encouragés à être invisibles lorsqu'on fait partie d'un des groupes dominés à invisibilité possible. Par conséquent, cette invisibilité possible fait partie de l'oppression. D'ailleurs, dans le cas d'une oppression visible sans recours (je pense ici particulièrement au sexisme et au racisme), la logique d'invisibilisation est la même : ça se voit par exemple avec les personnes noires qui sont poussées par l'imagerie médiatique à être les plus blanches possibles. Pour les femmes, on cherche à diminuer tout ce qui est considéré comme stéréotypiquement féminin, ce qui est aussi une logique d'invisibilisation; pour pouvoir atteindre le pouvoir, une femme doit trop souvent passer par une "masculinisation", en entreprise par exemple.
Donc à mon sens, la question de la visibilité est centrale dans la question du voile. Le voile, c'est ce qui rend visible une religion, et tout un discours sur le monde. Et donc oui, si on définit prosélytisme comme "propagande pour une religion", le voile c'est du prosélytisme, dans le sens où rendant visible la religion musulmane, celle qui le porte ajoute en quelque sorte son vote visuel à la religion musulmane (je relie les deux même si je sais qu'on ne porte pas forcément le voile parce qu'on est musulmane. Disons que je simplifie pour l'exemple). De même qu'en mangeant mon assiette de riz devant mes copains qui y arborent un steak, j'ajoute mon vote visuel au végétarisme. Le fait qu'on voit des musulmanes favorise l'expansion de la religion musulmane. Cependant, (j'entends déjà crier que je suis un gros réac) la vraie question à se poser n'est pas pour moi qu'est-ce qui est du prosélytisme, et qu'est-ce qui n'en est pas, pour ensuite condamner en bloc le prosélytisme.
Pour moi la question est vraiment : où est-ce que ma liberté individuelle d'être et d'agir s'arrête ? Quand est-ce que les conséquences de ma liberté sont trop graves pour que le respect de ma liberté met en danger celle d'autrui ? Parce que mes actions et mon existence même ont des conséquences, la question est donc vraiment : quelles limites mettre à ses conséquences ?
(Je précise que je n'ai pas de réponse à cette question, et que le but n'étais pas tellement d'en trouver une mais ça me semble important de se poser les bonnes questions).