L'idée d'avoir un trou noir suite à une soirée alcoolisée me perturbe beaucoup.
Il y a deux ou trois ans, ça m'arrivait presque systématiquement en lendemain de soirée d'avoir d'énormes trous de mémoire, des tranches de deux heures qui passaient à la trappe et au sujet desquelles je ne me souvenais absolument plus de rien. Il arrivait donc très fréquemment que les autres me racontent ce qu'il s'était passé et que je « re »-découvre la soirée par leur biais.
Même quand rien ne portait a priori vraiment sur moi et qu'il semblait que je me sois bien tenue malgré mon état d'alcoolisation assez avancé pour que j'aie tout zappé le lendemain, j'avais toujours un sentiment bizarre lorsqu'on me faisait le récit d'une soirée que j'avais vécue.
Bon, je pense déjà que cette sensation de malaise était due à mon rapport à l'alcool : je devais me sentir un peu bête de ne pas être capable de gérer ma consommation et de me retrouver amnésique le lendemain. C'était particulièrement désagréable certains matins où je me réveillais sans souvenirs mais avec un mauvais pressentiment tenace. Dans ces moments-là je craignais qu'on m'annonce que j'avais fait n'importe quoi la veille, j'étais super stressée à l'idée de débriefer de peur qu'on m'apprenne des choses dont j'aurais honte. Je pense qu'à l'époque le trou noir agissait comme une sorte de mécanisme inconscient, comme un instinct de protection mis en place par mon cerveau pour me faire oublier des moments pas très glorieux, histoire de préserver l'image que j'avais de moi-même
![lol :lol: :lol:](https://forum.mmzstatic.com/smilies/icon_lol.gif)
Bref, ça c'était il y a quelques années. Depuis environ 2 ans je gère beaucoup mieux ma consommation d'alcool, je pense que j'ai appris à cerner mes limites. Je suis beaucoup moins exposée à l'amnésie du lendemain qu'autrefois. Mais chaque année il m'arrive encore d'avoir au moins un bon gros trou noir .
J'en ai eu un il y a trois semaines et j'ai compris ce qui me perturbait tellement dans ce phénomène, au-delà de la peur d'avoir fait n'importe quoi et de ne pas être foutue de m'en rappeler...
Ce qui me perturbe terriblement avec le trou noir, c'est pas tant l'idée de ne pas me souvenir, c'est l'idée que quelqu'un va se souvenir pour moi et m'inventer une mémoire. Je trouve que cet aspect est vertigineux : les autres ont assisté à la même soirée que toi, ils se souviennent de tout un tas de choses, et ils vont t'éclairer sur ce que toi tu as fait. Alors parfois, au fur et à mesure qu'ils avancent dans leur récit des choses te reviennent en mémoire, tu as des flashback (« tu te souviens quand t'as fait ça ? + détails », « aaaah oui oh purée j'avais complètement oublié, tu me l'aurais pas dit je m'en serais jamais souvenue). Mais d'autres fois, on a beau te donner des détails, rien n'y fait : tu ne te souviens de rien. Et c'est là où c'est le plus dérangeant.
C'est une situation où tu es très clairement en position d'infériorité vis-à-vis de l'autre. Toi tu es là, en demande d'informations (quoi que parfois certains préfèrent ne pas savoir ce qu'ils ont fait), et c'est ton interlocuteur qui construira le souvenir de ta soirée selon son bon vouloir.
Tu ne maîtrises rien, tu n'es pas dépositaire de tes souvenirs, et lui il a les cartes en main, il devient limite narrateur de ta vie l'espace d'une soirée. C'est vertigineux de se dire que ta mémoire peut se construire sur des mots, sur des choses qu'on t'a racontées et que tu as intériorisées comme réalités, mais dont tu n'as aucun souvenir direct. C'est comme quand on te raconte des choses que tu as faites étant enfant : tu intériorises le souvenir mais tu es bien incapable de te souvenir du ressenti, de revoir la scène autrement que par les mots qu'on a employés pour te la décrire.
Bref, revenons-en au trou noir
![lol :lol: :lol:](https://forum.mmzstatic.com/smilies/icon_lol.gif)
La plupart du temps les gens sont honnêtes et te disent ce qu'il s'est réellement passé pour toi, mais dans tous les cas c'est des souvenirs de seconde main, qui portent la trace de leur subjectivité à eux, et qui retracent ta soirée à toi à travers le regard qu'ils ont porté dessus. Il y a toujours un parti pris dans la manière dont on raconte les choses, et là ce parti-pris tu le subis, tu es obligé de te contenter d'une version de l'histoire, incapable que tu es d'accéder à ta propre version des faits. Tu es dépossédé de ta capacité de jugement, de ton esprit critique, tu dois t'en remettre à l'autre sans vraiment avoir ton mot à dire. Je trouve que c'est super violent, ça donne vraiment à l'autre une sorte de toute puissance, et puis ça lui donne le droit aussi de te juger au passage (que ce soit implicitement : tu vois qu'il rigole à l'évocation de cette soirée, tu vois qu'il n'ose pas te dire ce que tu as fait ou qu'il prend un ton gêné pour te le raconter ; ou explicitement : « tu faisais n'importe quoi », « t'étais intenable », « t'étais trop marrante »). Toi tu es bien obligée d'accepter son jugement, si t'es pas contente t'avais qu'à te souvenir.
Voilà du coup pourquoi je déteste tellement les lendemains de trou noir : je déteste me sentir en position d'infériorité lors d'un échange et l'idée de mémoire de seconde-main m'a toujours énormément perturbée
![cyclope :cyclope: :cyclope:](https://forum.mmzstatic.com/smilies/cyclope.gif)
.