Je me permets à mon tour de découper ton message, pour mieux y répondre !
Est-ce qu'on ne risque pas de tomber dans le cis-plaining?
On ferait du « cis-plaining » si 1/ les personnes qui s'expriment étaient cis (et pas présumées cis jusqu'à preuve du contraire, et mon point est précisément que demander cette preuve serait une violence intolérable) 2/ si on exprimait un avis "en tant que cis", comme si c'était un argument d'autorité, et 3/ si on essayait de faire passer cet avis pour une vérité générale. J'ai pas le sentiment que c'est ce qui est fait ici : plusieurs madz donnent leur avis et manifestent leur incompréhension face à certaines critiques, leur désaccord aussi, elles argumentent leur opinion, sans pour autant nier le fait que d'autres personnes puissent avoir un avis contraire tout aussi légitime que le leur.
J'ai beaucoup de mal à parler de simple choix artistique quand il est aussi transphobe. Est-ce que ne pas être heurté.e par ce choix n'est pas un privilège? Peut-on vraiment en débattre quand le sujet est si sensible pour certain.e.s?
Je n'ai jamais dit que le choix artistique était "simple". Il est complexe, c'est bien pour ça qu'on peut en débattre, et qu'il fait d'ailleurs débat tout seul. Les personnes pour qui le sujet est sensible n'ont aucune obligation de s'infliger ce débat ; c'est aussi précisément ce que je souligne : en imposant « la parole des concerné•es » comme la seule vérité, on silencie toutes les personnes non outées. Pour qui le sujet est sans doute tout aussi sensible, voire davantage (car elles peuvent se sentir attaquées, ET se sentir coupable de ne pas "assumer publiquement" leur situation. Double violence...)
Si jamais Eddie Redmayne n'est pas out je pense qu'il comprendra la réaction de certaines personnes fatiguées de ne pas être représenté.e.s. Le problème avec la thématique des personnes concerné.e.s c'est que les non-concerné.e.s peuvent au mieux essayer de s'imaginer une oppression mais ne subiront pas vraiment avec toute sa violence sans la vivre.
Je comprends ton sentiment, mais pour quelqu'un qui défend tant "la parole des concerné•es", là, tu parles à la place d'Eddie Redmayne. Tu n'as aucun moyen de savoir ce qu'il peut penser (ou alors vous êtes intimes et je vais crever de jalousie dans 3...2... 1...
)
Idem quand tu dis :
Pour le choix de cet acteur c'est vrai, impossible de savoir si il n'est pas trans en réalité. Malheureusement au vu des réponses de l'équipe (il s'est préparé pour ce rôle, a été choisi pour sa fluidité), on suppose qu'il est cis
"on suppose qu'il est cis". Oui c'est précisément le problème que je pointe : on suppose. Quand bien même il l'était, est-ce qu'on va exiger de tou•tes les futur•es comédien•nes qui joueront des rôles de trans de préciser leur genre, et où ils et elles se situent par rapport à leur genre d'assignation ? Je comprends d'où vient ton sentiment, et il est louable. En pratique, ça devient vite "une chasse à la légitimité", et c'est dangereux, encore une fois, pour toutes les personnes qui ne vivent pas "out".
Il ne faut pas oublier que la distinction entre genre et sexe n'était pas admise et donc que celle entre corps "masculin" et corps féminin était plus forte. Je pense qu'au contraire il fallait une personne s'identifiant au genre féminin, Lili restant une femme.
Le problème c'est que cette lutte s'arrête au script: choisir un acteur cis (je suppose qu'il a été casté comme ça) pour jouer une femme trans c'est transphobe.
Encore une fois, je t'invite à lire les mémoires de Lili : c'est elle "la personne concernée" dans l'histoire, puisqu'il s'agit de son témoignage. Elle écrit noir sur blanc qu'elle habite « un corps qui n'est pas le sien », qu'il y a « un homme » dans le corps qu'elle partage avec lui, qu'elle doit « tuer Einar et se débarrasser de son corps ». Je sais que ce n'est pas du tout la compréhension « moderne » de la transidentité, mais déjà, cette compréhension n'est pas universelle, chaque personne a une expérience particulière, et ensuite, si c'est ainsi que Lili a vécu son besoin d'altérer chirurgicalement son corps, qu'elle l'a exprimé en ces termes, je ne vois pas en quoi les réalisateurs auraient agi de manière transphobe en montrant précisément ce que Lili Elbe décrit de ses propres mots.
Pourquoi faire intervenir l'expression de genre? Si un homme viril joue une femme trans ça ne passe pas mais pour un homme plus androgyne c'est bon? Pourtant ils sont tous les deux du même genre. Même si ça ne se voit pas forcément, ça restera un déguisement dans les deux cas. Je repose donc ma question de tout à l'heure: si jamais une personne blanche joue une personne racisée avec une black face mais que ça ne se voit pas, est-ce acceptable?
J'ai fait intervenir l'expression de genre pour nuancer ton exemple : si on prend un blanc et qu'on le maquille en noir, c'est ridicule et offensant. Si on prend un homme musclé, trapu, barbu et qu'on lui colle une perruque blonde et du rouge à lèvres pour jouer une femme trans, c'est ridicule et offensant.
En revanche, qu'on prenne une personne racisée pour jouer une personne racisée, personnellement je ne fais pas la différence à l'oeil nu entre les différentes origines : entre les différentes nuances de noir, d'arabe, de métisses, d'asiatiques... Je vois blanc et non blanc (et encore, ça ne se voit pas toujours). Et je ne suis donc pas choquée qu'on prenne un Égyptien pour jouer un Marocain, par exemple : sauf si c'est pour se moquer en caricaturant des traits (ça dépend du contexte, donc).
Je fais le même raisonnement pour le genre et le sexe : qu'on prenne un homme ou une femme cis ou trans pour jouer un personnage trans, si c'est pour s'en moquer ou le caricaturer, non. Effectivement, si c'est pour montrer "un homme déguisé en femme", c'est non pour moi. Mais si c'est pour explorer la transition, exploiter les états que le personnage traverse à mesure qu'il évolue mais que son corps ne change pas, je comprends tout à fait qu'on caste des comédien•nes « du mauvais genre » (càd celui de départ).
Dans le cas de Danish Girl, ça a du sens, vraiment : son rapport au corps, à la manière dont les autres voient ce corps vs comment elle le perçoit, est amplement détaillé dans son livre.
En fait, si, tu as raison pour le cis-plaining : on tombe dans le cis-plaining quand on essaie de tout analyser, commenter, exploiter depuis un point de vue cis-dominant : comme si on était légitime à juger la manière dont une personne trans, Lili Elbe, a vécu sa transition et perçu son corps. Certaines personnes trans ne changent jamais de genre, elles ont juste été assignées au mauvais genre à la naissance : ce n'était pas le cas de Lili, d'après ses propres écrits, une fois encore. Il y avait bien un homme, Einar. Et puis Lili est arrivée, progressivement. Lili est restée. Einar voulait mourir, et Lili voulait vivre.
Je comprends ton point de vue, mon argument pouvait sonner comme "votre parole n'est pas prise en compte car vous n'êtes pas concernés".
En fait, ce qui me dérange, c'est que j'ai le sentiment que dans ce débat, la parole de LA principale concernée vaut moins que celle des critiques. Danish Girl est l'histoire de Lili Elbe, et toutes les critiques que j'ai pu lire au sujet de ce film trouvent réponse une par une dans les originaux de Lili Elbe, dans sa correspondances et ses journaux, publiés dès 1933 dans
Man into Woman : littéralement,
d'homme vers femme.
Je ne dis pas que le choix d'un acteur cis est toujours justifié, je dis que dans le cas de ce film, il l'est par l'histoire originelle de Lili. Disputer ce point... c'est justement nier la parole de la principale concernée.
Je suis contente qu'on puisse avoir cette discussion : c'est le parfait exemple que la parole de concernée relève de l'expérience, de l'exemple, et pas de la vérité générale. Que les personnes concernées entre elles ne sont pas une voix unanime et homogène, pas selon les époques où elles ont vécu, leurs originaux, leur genre et leur sexe, selon le combo d'oppressions qu'elles vivent, etc etc etc.
Ça ne veut pas dire qu'elle ne vaut rien, au contraire : ces paroles sont précieuses, elles ont valeur de témoignage, mais de témoignage uniquement. Pas de vérité, pas de loi, et certainement pas de jurisprudence. (Je soutiens exactement la même idée au sujet du féminisme : il y a des hommes capables de comprendre et de combattre les oppressions patriarcales bien mieux que des femmes qui les perpétuent, et je suis de celles qui jaugent la pertinence des propos avant de regarder qui les tient, depuis quelle position.
)
Pour en revenir à Danish Girl : ce n'est pas en tant que concernée ou non que je défends le choix d'Eddie Redmayne pour ce rôle, c'est en tant que personne ayant lu les mémoires de Lili Elbe.