Il y a bien 5 ans que je n’ai pas posté ici je pense

Mais ce topic me manque cruellement et ce soir j’ai réussi à mettre le doigt sur quelques ressorts d’un truc qui m’énerve copieusement, alors je profite de cette euphorie pour venir m’épancher sur mon topic favori
Je ne supporte pas quand, au détour d’une conversation où des copines se racontent avec enthousiasme leurs derniers ébats sexuels, l’une d’entre elle, pour illustrer le fait que la soirée était sexuellement très épanouissante et satisfaisante, lance une phrase type « on a baisé toute la nuit… 7 fois, c’est pour dire », incitant d’ailleurs parfois les autres copines à renchérir sur le sujet en utilisant le même indicateur chiffré (je dis « des copines » car je me base sur mon expérience, or je me retrouve rarement prise dans une discussion très détaillée sur la sexualité en présence de mecs -quoi que, avec des copains homosexuels ça peut arriver, et y’aurait beaucoup à dire là-dessus mais je vais pas commencer une nouvelle parenthèse car sinon ce message, dont ce n’est pourtant que le début, risque de n’avoir jamais de fin-, et aussi parce que plus largement, je me dis que le type de situation que je vais exposer se retrouve peut-être un peu moins dans des discussions mixtes où il y aurait une autocensure sur ces sujets de la part des mecs parce que ce serait potentiellement trop perçu comme viriliste, surtout si les discussions prennent pour protagonistes des personnes féministes).
Il y a trois grandes raisons qui font que je déteste ce type de situations. D’abord, la raison la plus « féministement correcte », c’est que le chiffre court bien souvent le risque de véhiculer une vision ultra phallocentrée du rapport sexuel. Parce que derrière le chiffre, il y a un gros flou. Souvent, quand une copine me dit (souvent d’ailleurs elle « me » le dit pas, elle le dit à 2/3 personnes dont moi, parce que je n’invite pas vraiment mes proches à ce genre de confidences, étant moi-même relativement pudique en matière de discussions sexuelles -je vais très rarement, voire jamais, dans les détails quand je parle, ou écoute parler, de sexe-) « oh la la au lit c’est génial, on a couché ensemble 78 fois cette nuit », je me demande « ils ont couché ensemble 78 fois… C’est-à-dire ? (dans l’ordre de ce qui me vient le plus spontanément comme représentations des réalités derrière le chiffre) Il a joui 78 fois ? Il y a eu 78 fois des pénétrations de bite dans orifice interrompues par une petite pause ? Elle a joui 78 fois ?


». Ben oui parce qu’en fait, dire qu’on a baisé 78 fois avec quelqu’un, ça ne veut absolument rien dire. Et je trouve ça insupportable parce que ça nourrit plein de malentendus (sauf si la personne en face demande à la narratrice d’aller plus loin : « vous avez baisé 78 fois, c'est-à-dire, développe ?», mais perso je n’ai jamais encore osé demander un développement -j’ai pas spécialement envie d’avoir ce développement d’ailleurs, pour la raison que je vais évoquer dans le troisième point

). Qu'est-ce que les gens prennent en compte quand ils disent le nombre de fois où ils ont couché ensemble ? Est-ce que si le mec ne jouit pas, ça compte quand même comme une fois où on a « couché ensemble » dans la nuit ? Et si la fille ne jouit pas, elle le compte quand même ? Si jamais derrière ce chiffre se loge, dans l’évaluation de ma copine, le nombre de rapports avec pénétration ou le nombre de fois où le partenaire a éjaculé, c’est alors une représentation du sexe super limitante, et super axée sur ce qui se passe du côté de la bite, donc super traversée par la domination masculine (je dis pas que bite=homme, je sais qu’il y a un monde entre sexe et genre, mais tout ce qui est phallocentré découle de la domination masculine malgré tout). Si jamais c’est ça, bah je trouve super triste -même si pas du tout surprenant hélas- de voir que les standards masculino-centrés sont à ce point intégrés qu’on les utilise nous-mêmes pour jauger de la folie d’une nuit de sexe.
Et si jamais c’est pas ça, c'est-à-dire si jamais ma pote prenait comme indicateur de qualité de la relation sexuelle le nombre de fois où elle, elle a joui, alors ok, mon féminisme est rassuré. Mais la quantification continue de m’insupporter parce que ça induit un autre truc révélateur dans la façon de concevoir les rapports sexuels : un rapport sexuel ce serait quelque chose qui aurait un début et une fin, et surtout qui devrait forcément se solder par du résultat (l’orgasme). Et bien sûr que c’est humain, bien sûr que je comprends très bien les ressorts de ce raisonnement, bien sûr qu’il façonne d’ailleurs mon propre rapport à la sexualité, mais là encore je trouve dommage de prendre comme unité de mesure (et surtout, d’exposition) du plaisir sexuel le nombre de fois où on a joui. Ça invisibilise ou du moins ça décrédibilise toute une partie de l’acte sexuel. Comme si « niquer », faire l'amour, baiser, ce n'était pas un continuum de faits et de moments pluriels, mais quelque chose de précisément délimité, borné et balisé, avec un début et une fin. Sans parler du fait que ça sous-entend qu’un « vrai » rapport sexuel se solde par la jouissance, ce qui en termes d’imposition de standards est particulièrement violent, surtout pour quelque chose entouré d'autant d'intime que la vie sexuelle.
Enfin, dernière raison, à la fois réflexive et finalement un peu antiéconomiciste (oui oui, je sors les grands mots

) qui fait que je trouve horripilante cette quantification du plaisir -que l’étalon de référence soit la pénétration ou la jouissance-, c'est que ma propre curiosité à l’évocation d’un tel chiffre, et ma frustration de ne pas savoir vraiment ce qu’il désigne, témoigne aussi d’un sentiment bien moins noble que ma colère féministe et/ou anti-normativité sexuelle. Ma frustration nait aussi du fait qu’hélas je suis loin d’être, du haut de ma tour d'ivoire de pseudo-analyste blasée des rapports sociaux (

), affranchie de cette logique de chiffrage. Quand j’entends une phrase comme ça, c’est plus fort que moi, je « rentre dans le jeu » dans ma tête, même si c’est juste pour un quart de seconde. Ayant un esprit de comparaison assez développé et mécanique (même si j’aimerais le réfréner), je ne peux pas m’empêcher de transférer le questionnement à mon dernier rapport, surtout si j’en étais moi-même très contente. J’évalue alors automatiquement le dernier rapport dont je suis contente au crible de ce critère qui semble parler à tout le monde ou en tout cas qui parle à la copine que j’ai en face de moi. Et si jamais il s’avère par exemple que, lors de ce dernier rapport sexuel dont je garde un bon souvenir, je n’ai pas joui du tout (là c’est la vexation en tant que réceptrice du plaisir : je me sens une mauvaise amante incapable d’avoir été « jusqu’au bout » de mon propre plaisir, et alors si je n’ai pas moi-même atteint le plaisir ultime qu’est l’orgasme, c’est que finalement le rapport n’était pas si bien que je le pensais), ou s’il s’avère que le mec n’a pas joui entre chaque « pause » qu’on a faite (là je suis vexée parce que je me dis que je n’ai pas « réussi » à le faire jouir à chaque fois, et c’est ma performance en tant que pourvoyeuse de plaisir qui est remise en cause), ou bien encore si on a fait l’amour par pénétration moins de fois que la copine qui me raconte son histoire (là je suis vexée pour une raison purement mathématique : vu que l’étalon semble être le nombre, si on l’a moins fait, alors c'était moins bien), et bah je vais, au moins pour un très court instant, minimiser un peu le plaisir que j’ai pu prendre dans mes propres derniers ébats sexuels positifs, et me sentir, même si encore une fois c’est un sentiment vraiment furtif que je rationalise et déconstruis quasi instantanément, « moins bien ». Et je déteste, mais alors je déteste, sentir que je commence malgré moi à entretenir le jeu de la comparaison (voire de la compétition) alors-même que j’ai parfaitement conscience qu’un rapport sexuel ne s’évalue ou ne se jauge PAS selon des critères mathématiques, puisqu’il n’y a de toute façon pas de « bon » rapport sexuel dans l’absolu. L’indicateur en matière de plaisir sexuel, c’est… Le plaisir qu’on y prend, et c’est complètement subjectif, et surtout je trouve primordial que ce soit exempt de toute compétition, de toute idée de course. En fait, que mon « score sexuel » soit plutôt favorable ou défavorable au moment de la conversation, que je me dise « ah elle l’a fait 5 fois, bah moi je l’ai fait 7 fois, c’est cool je suis dans la course » ou au contraire « ah elle l’a fait 7 fois, moi je l’ai fait 1 fois et demie et il bandait mou, super je suis une looseuse», je déteste de toute façon ces situations sur le principe, parce que je sais qu’en ne remettant pas en cause ouvertement l’indicateur, je me soumets implicitement à une hiérarchie de valeur à laquelle je n’accorde pourtant aucune légitimité. Donc finalement, en restant silencieuse et en passant par ce petit instant de comparaison mentale, je cède à l’imposition du chiffre comme outil de description du plaisir sexuel, et je fais alors moi-même allégeance au culte de la performance.
Et, je boucle la boucle en terminant sur ma critique du chiffre comme indicateur d’épanouissement sexuel, y’a une explication à mon malaise qui dépasse mon seul problème de fille malade d’orgueil

. Évidemment, cette comparaison quasi automatique que j’opère, elle n’est pas juste dûe à mon esprit de compétition sur-développé. Elle découle de l’usage-même de la quantification : les indicateurs avec une dimension aussi objectivante que les chiffres, ça invite à la comparaison. Un chiffre, c’est universel, c’est graduel, ça peut servir à évaluer et à hiérarchiser. Le chiffre c’est l’instrument de la comparaison et donc de la concurrence. Un chiffre, ça masque voire ça nie toute la singularité et tout l’aspect « vécu », qualitatif, d’une situation. Un chiffre c’est un outil de mesure qui interprète la réalité et qui crée des zones grises.
Voilà, à l’avenir vous saurez à quel point ça peut me retourner le cerveau quand vous chiffrerez publiquement vos ébats sexuels

(PS : Dans mon message je critique les implicites phallocentrés et j’utilise même pas l’écriture épicène, vous pouvez me tuer :cyclope : J’éditerai mon message pour tâcher de rester cohérente avec mes révoltes d’un instant à l’autre, mais je voulais lâcher mon premier jet tout de suite et évacuer cette réflexion avant d’aller dormir, or j’ai pas encore le réflexe d’écrire inclusivement dans mes premiers jets

)