Mais quelles sont les motivations profondes des personnes qui s’engagent dans l’armée ? Quelles sont leurs valeurs et en quoi l’armée est une voie qui y répond ?
Moi qui suis plutôt toujours très mal à l’aise face aux annonces de recrutement parce que ça résonne avec mes valeurs qui sont plutôt en contradiction avec le concept même, je n’arrive pas à comprendre, à me mettre à leur place.
Est-ce qu’on est juste opposés, eux et moi, sur tout, y compris moralement et éthiquement ? Ou est-ce que je loupe un truc ?
J'arrive après la bataille, mais je voudrais répondre à ta question,
@Clematis, parce que je trouve louable la démarche de tendre l'oreille vers des gens qui ne sont - a priori - pas du tout d'accord avec ses propres idées.
Moi je suis militaire de carrière, dans l'armée de terre. Et dans mon cas, l'engagement dans l'armée est le résultat d'un compromis entre beaucoup de choses.
D'abord, c'est un compromis entre mes envies de partir à l'aventure et mes envies de sécurité de l'emploi. Dans mon job actuel, je suis payée tous les mois, quoi qu'il advienne, et c'est un luxe dont j'aurais du mal à me passer. Je suis payée pour faire de la rando, du sport, et même du parachutisme. Avec mes 45 jours de congés payés par an, je peux planifier de longs voyages hors-saison, et ça répond bien à mes envies de voyage. J'ai eu une affectation outre-mer d'un an, en Polynésie française, et ça a été l'année la plus fantastique de toute ma vie.
Ensuite, pour le dire de la façon la moins clivante possible, disons que si j'étais une plante, je serais une plante grimpante : j'ai
besoin d'un cadre pour donner le meilleur de moi-même.
Pendant mes études (je suis rentrée à l'armée avec un bac+5), j'ai du écrire un mémoire, c'est-à-dire me lancer en toute autonomie dans un projet de long terme sans personne pour me dire quoi faire, sans emploi du temps, sans contrainte, en solitaire dans ma chambre de coloc parisienne. Je garde un souvenir affreux de cette période de ma vie, je procrastinais à longueur de temps, et je m'en voulais de ne pas être efficace ; et plus je m'en voulais moins j'étais efficace. C'était un long cercle vicieux d'inactivité et de
self-blaming.
A l'armée, je me lève tôt, j'ai des journées hyper-riches, je me suis confrontée à toutes mes limites physiques, et j'en suis ressortie grandie. J'ai atteint des niveaux en sport dont je n'aurais jamais osé rêver il y a de ça quelques années, j'ai développé des compétences pro dans une large gamme de métiers, j'ai noué de très solides amitiés, bref, je suis fière de ce que j'accomplis. Et j'ai besoin de ça.
Je comprends tout à fait qu'on puisse avoir un mode de fonctionnement inverse, et se sentir bloqué.e dès qu'on est dans un environnement contraignant, mais moi j'ai besoin d'un cadre sur lequel m'appuyer pour avancer, parce que je ne suis pas capable de créer ce cadre moi-même.
Ajoutons à ça qu'à l'armée, je me sens puissante, je me sens
badass. J'ai appris à me servir d'armes à feu, à me battre à mains nues, à commander, à me dépasser physiquement, à rester lucide dans des situations d'extrême fatigue. Tout ça me donne une confiance en moi et une liberté que je savoure au quotidien. Je me promène seule la nuit en ville la tête haute, parce que je sais que si un crétin m'emmerde, il en sera pour sa pomme.
Enfin, à l'armée, je suis au front du sexisme et de l'homophobie, et les rares petites batailles que je gagne sur ce terrain sont d'un tel niveau de satisfaction qu'elles justifient à elles seules que je reste dans ce milieu hostile. Alors oui, on ne va pas se mentir, ce n'est pas facile tous les jours d'être une femme (lesbienne et gauchiste) dans l'armée de terre. J'évite soigneusement de parler politique avec mes collègues, et je ne compte plus le nombre de couleuvres que j'ai avalées en remarques miso/macho/homophobes/haineuses avec les minorités en général. Mais patiemment, par petites actions, par discours mesurés ou par remarques cinglantes, je fais changer les mentalités autour de moi. C'est un monde extrêmement fermé, le monde militaire, et souvent les discours de rejet (sexistes et homophobes) ne sont que le fruit de l'ignorance, un peu de pédagogie suffit à les déconstruire. Par exemple, un chef dont j'avais gagné l'estime par mon travail quotidien m'a un jour demandé si je venais "accompagnée" à un dîner (sous-entendu, par un homme), et je lui ai répondu "pas sûre que ma copine soit la bienvenue à ce genre d'évènement". Sur le coup, il a ouvert de grands yeux ronds, et j'ai même du être un peu plus explicite pour qu'il comprenne tous les sous-entendus de ma réponse, mais il a fallu très peu de temps pour qu'il revoie tout son discours sur l'homosexualité, et qu'il m'invite à dîner sans gêne avec ma compagne.
Je suis convaincue que les pires systèmes se changent de l'intérieur, et qu'il faut des pionnières pour monter au front. Le discours de "tous pourris, tous méchants", il n'aboutit qu'à crisper les tensions et prolonger les
statu quo pénibles pour tout le monde.
Ce clivage entre l'image du parfait soldat que j'essaie de renvoyer dans mon boulot, et le fait que ma vie privée soit aux antipodes des attendus sociaux qui vont avec l'uniforme, c'est un peu ma drogue : ça met un piment dans ma vie que je ne saurais pas retrouver ailleurs, et en même temps je sens que ça pourrait aussi me faire débloquer complètement.
C'était une réponse beaucoup plus longue que je ne l'avais prévue, mais elle est très sincère et j'espère qu'elle apportera une pierre utile au débat en cours dans les commentaires, et qu'elle pourra éclairer quelques Madzs sur les raisons qui peuvent bien pousser une femme à porter l'uniforme.