Merci pour ces quatre pages de discussion super intéressantes et merci
@Denis de venir discuter, je trouve ça super important qu'on en débatte ensemble
Sinon moi j'ai un peu envie de faire une pause dans la discussion Charlie Hebdo donc désolée je change de sujets mais je continuerais avec plaisir à lire vos discussions sur le sujet
La première chose auquel je pensais c'est qu'une de vous (je sais plus qui) a parlé d'un article sur des femmes qui se faisaient des tatouages au henné et vous aviez trouvé que c'était de la réappropriation culturelle. Bon c'est ptete un peu débile de discuter de ça après avoir lu juste cette réexplication d'un débat que j'ai pas lu autour d'un article que j'ai pas lu
mais ça m'a quand même fait m'interroger.
Je suis pas sûre de maitriser le concept de réappropriation culturelle mais j'avais l'impression que c'était quelque chose qu'on faisait surtout dans le sens où en tant que domainant on "prend" des choses d'une culture opprimée avec laquelle on n'a pas de lien personnel pour les utiliser pour soi, souvent de manière déformée.
Alors je précise que pour moi le henné c'est une pratique culturelle indienne mais bon, je sais que ça s'utilise dans d'autres pays comme au Maghreb etc. Je rajoute aussi que j'habite dans un pays à culture majoritairement indienne donc que le henné fait aussi partie des pratiques là où je suis.
Et du coup, en associant ça à l'Inde, j'ai du mal à comprendre en quoi ce serait problématique qu'il y ait "réappropriation culturelle". Certes, l'Inde a été colonisée des pays européens mais aujourd'hui c'est une grosse puissance à la fois économique, politique et culturelle (en particulier dans son aire géographique). Pour moi, ce n'est pas vraiment une "culture opprimée" et quand on voit la démarche de diplomatie culturelle entamée par l'Inde (relations avec la diaspora très importantes, production massive de films et de musique vers l'étranger, soutiens financiers à de nombreux pays etc.), je crois qu'au contraire ils considèrent la réappropriation culturelle comme un atout, un peu comme les Etats-Unis sont ravis qu'on se réapproprie leurs éléments culturels. Dans le cas d'un pays comme l'Inde, voir des gens utiliser le henné c'est un peu une "réussite" de leur politique culturelle je trouve... En tout cas, je sais que les populations indiennes de Maurice sont très très satisfaits de voir qu'on "fait des trucs à l'indienne" même si c'est un peu déformé, et ce n'est pas juste parce que ça veut dire "qu'on s'intéresse à leur culture" mais parce que quelque part, ça leur donne une certaine puissance.
Enfin bon j'en rajoute pas plus car je suis ptete totalement à côté de la plaque par rapport au débat que vous avez mentionné mais du coup, je vous laisse me donner vos opinions pour développer si besoin.
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Deuxième point, je pensais à la représentation de l'esclavage.
Quand j'ai vu
Twelve Years a Slave, j'ai trouvé le film intéressant mais j'ai eu du mal à vraimer adorer. Je trouvais ça froid et assez détaché. Comme toutes les critiques insistaient sur le fait que c'était un film essentiel parce que ça montrait "la déshumanisation de l'esclavage", j'ai pensé que c'était justement le but : que ce soit froid et détaché parce que c'est un processus de déshumanisation. Du coup, je me suis dit que c'était délicat de dire "c'est un film bien mais sans plus" alors qu'il démontre justement un phénomène terrible.
Mais cela fait un moment maintenant que je lis abondamment sur l'esclavage dans la région Madagascar-Réunion-Ile Maurice et les chercheurs démontrent justement que les esclaves étaient loin de "perdre leur humanité". Ils résistaient de toutes sortes de manières (en faisant des trucs secrètement, en entrant en conflit ouvert etc.), ils avaient des familles, des communautés, perpétuaient leurs pratiques culturelles, en créaient d'autres... En bref, la vie "intime" des esclaves était finalement belle et bien là et relativement riche.
Dans
Twelve Years a Slave, un truc qui m'avait marqué c'est que je trouvais difficile d'éprouver de l'admiration ou de l'affection pour les personnages. Même le héros n'était pas tellement attachant à mes yeux. Je veux dire qu'on a de la compassion pour les esclaves, on est choqué mais on a du mal à "adorer" un personnage parce que les esclaves se définissent dans le film avant tout par leur oppression et le fait qu'ils sont obligés de se soumettre. Et je trouve ça assez pervers au fond parce qu'en dehors du héros, le seul personnage qui a un caractère distinct et qui est rendu vraiment sympathique, c'est... le white saviour joué par Brad Pitt.
Bon c'est peut-être juste ma perception mais je me demande si le film ne participe pas du coup à un certain cliché sur l'idée que les esclaves n'aient pu être
que des esclaves et qu'ils ne puissent plus se définir que par ça alors qu'en réalité, leur vie ne se résumait pas à l'oppression (même si l'oppression la marquait de manière intolérable).
Après, il y a deux éléments dans
Twelve Years a Slave qui en font un film non pas "sur l'esclavage" à mon sens mais sur un contexte d'esclavage particulier. Premièrement, ça parle du contexte sudiste américain que je ne connais vraiment presque pas en dehors des films et ça se passe dans la deuxième partie du 19e siècle alors que moi je connais surtout l'esclavage dans les colonies européennes (donc 17-18e siècle et première partie du 19e siècle), que du coup les études que j'ai pu lire sur les plantations américaines sont antérieures à cette période et je veux bien imaginer que c'était peut-être plus déshumanisant là-bas.
Deuxième élement, le film est basé sur la biographie d'un véritable esclave mais comme on le voit dans l'histoire, cet homme n'a pas le parcours "classique" de la majorité des esclaves : c'est un homme né libre aux Etats-Unis qui évolue dans un milieu libre et un environnement assez privilégié, il est plutôt respecté par les blancs, on reconnait ses talents artistiques, il semble relativement bien gagner sa vie etc. En gros, pour lui, la société américaine est probablement une société raciste mais où il est plutôt bien intégré et où il vit plutôt bien et librement. Or c'est dans cette même société qu'il va être brusquement privé de ses droits et j'imagine donc que pour lui c'est tellement difficile à admettre, tellement improbable, que ça provoque une sensation exacerbée qu'on le prive de "ses droits humains".
La plupart des esclaves dans les colonies à l'inverse étaient soient nés esclaves soient capturés dans un pays étranger (souvent par des ennemis locaux) et vendus aux Européens. Du coup, j'imagine que bien que traumatisant, la configuration était très différente : ils n'avaient jamais eu de rapport "égalitaire" avec les blancs qui étaient leurs maitres, ils avaient toujours perçu le rapport d'oppression, de domination ou de conflit et ils n'avaient jamais été intégrés comme des personnes libres dans la société où ils sont esclaves. J'imagine que la révolte, la résistance, allait donc ainsi s'exprimer différemment de celle de Solomon qui tente d'abord de "prouver" qu'il a des droits puis passe toute sa période d'esclavage à s'accrocher à l'espoir de "les retrouver" parce qu'il s'agit d'une "erreur" (c'est normal bien sûr mais je pense que c'est une mentalité assez peu représentative). Du coup, peut-être que dans son récit, le sentiment de déshumanisation est plus radical qu'il ne l'aurait été pour d'autres esclaves.
Enfin voilà, je parle de ça non pas pour réduire "l'horreur de l'esclavage" mais parce que finalement, je trouve ça important de souligner qu'il n'y avait pas "des maitres" avec une vie et des esclaves qui étaient leurs marionnettes. Ces esclaves avaient aussi une vie et réussissaient à construire des espaces de liberté secrets (ou moins secrets car dans les îles de La Réunion et Maurice par exemple, laisser des espaces de liberté aux esclaves était une stratégie pour préserver "la paix sociale"), même s'ils étaient absolument oppressés. En bref, ce n'était pas juste des personnes détruites et c'est important pour leurs descendants de réaliser ça je pense, non?
Bref, ai-je mal compris
Twelve Years a Slave? Est-ce que vous voyez différemment le problème?