@Lemon Curd
L'exemple de ton mari est très parlant : la rencontre d'autrui, la connaissance approfondie de l'autre, des autres, sont les voies les plus efficaces de la remise en cause des préjugés hérités du milieu familial. L'école républicaine a longtemps été le lieu de ce brassage relativement profond des populations indépendamment de leur origine.
Aujourd'hui, c'est beaucoup, beaucoup moins vrai (logique de ghettoïsation, voire d'apartheid selon le mot de Valls).
L'enjeu politique majeur des décennies à venir, sauf à se résoudre à la communautarisation définitive de notre société française, c'est bien la réinvention de ces lieux de brassage à commencer par la déghettoïsation de l'espace urbain. Est-ce encore possible ? Les Français en ont-ils la volonté dans leur majorité ? Pas sûr...
J'ai plusieurs choses à répondre là-dessus :
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"La rencontre avec autrui entraine une meilleure compréhension" : C'est un thème sur lequel j'ai beaucoup réfléchi quand j'habitais dans un certain pays (multiculturel mais pourtant réputé pour son racisme et où l'UE a longtemps financé des programmes anti-racistes et ce genre de choses). J'ai rencontré des chercheurs et des militants qui contestaient totalement cette idée qu'ils considèrent comme un cliché du vivre-ensemble.
Je m'explique : les programmes classiques consistent souvent à organiser des "rencontres culturelles", des "échanges". Alors ça fonctionne très bien quand les participants sont disposés à apprendre de l'autre. Mais balancer ces programmes sur des personnes qui ne cherchent pas particulièrement à découvrir peut être contre-productif.
En fait, ils disaient que rencontrer autrui peut parfois
renforcer des clichés et les rendre encore plus vivaces parce que la personne aura l'impression qu'ils sont basés sur une réalité, sur son expérience personnelle. Ce n'est pas pour rien que beaucoup de racistes disent des choses du genre "Les musulmans maltraitent leurs femmes, je le sais car mon voisin..." ou "les juifs sont tous pétés de thunes, je le sais car dans ma classe de 6e il y avait un juif et son père...".
"Les autres" sont forcément un peu bizarres, un peu différents, et si on n'est pas franchement préparé à découvrir cette différence, pas disposé à le percevoir positivement, ou tout simplement pas ouvert à l'idée que notre vision du monde n'est qu'une vision du monde et non une référence absolue, cette bizarrerie peut paraitre effrayante et choquante. D'ailleurs, le racisme historique n'est pas né de fantasmes tirés de nulle part, il est né de fantasmes inspirés des rencontres avec d'autres peuples : les Européens n'ont pas déclaré au hasard que les Africains étaient des sauvages sans avoir jamais rencontré d'Africains, ils l'ont déclaré parce qu'ils interprétaient ce qu'ils voyaient des Africains comme de la sauvagerie et allaient le raconter aux autres comme tel.
Si tu lis les textes des explorateurs de l'époque moderne, on voit bien qu'ils sont curieux, prêts à apprendre des nouvelles choses et à réviser certains concepts MAIS cela ne les empêche absolument pas de tirer de leurs expériences les conclusions selon lesquelles ces "nouveaux" peuples sont bien inférieurs et un peu anormaux.
La rencontre avec autrui ne fait malheureusement pas de miracles. En revanche, quand tu dis "la connaissance approfondie de l'autre", là je pense qu'on s'achemine déjà vers une des solutions! Mais il ne suffit pas de mettre des gens dans une même école pour qu'ils se connaissent en profondeur. Il faut une vraie démarche politique et sociale pour ça. A l'Ile Maurice, chaque fois qu'il y a une fête religieuse (aujourd'hui c'est la fête de Shiva par exemple, le Maha Shivaratree), la télé publique explique l'histoire de cette fête, interroge des croyants, décrit les rituels. Le but c'est que les autres communautés comprennent bien ce qui se passe chez leurs voisins. La télé passe des films africains, chinois, indiens, français comme les origines des Mauriciens. Je ne dis pas que c'est parfait mais le résultat est que les gens sont encouragés à s'intéresser en profondeur aux habitudes culturelles des autres communautés sans jugement public.
En France, on trouve que parler des "autres" c'est renforcer l'idée qu'il existe des communautés et donc... entrainer du communautarisme.
Tant que les programmes scolaires nieront la diversité culturelle des élèves en ne parlant que de l'Histoire d'une France mythique, que les cours de littérature effaceront les identités immigrées de ses grands écrivains derrière l'étiquette "ils sont devenus français", que les personnalités politiques n'assumeront pas leurs doubles cultures et n'en parleront pas publiquement, on aura beau mélanger les gens de différents milieux ensemble, il y a peu de chance que ça prenne vraiment car les conditions pour "se connaitre en profondeur" ne seront pas réunies.
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La notion d'école républicaine d'autrefois. Là pour moi je trouve qu'on touche un peu au mythe...
Quand je demande à des gens des générations d'avant moi comment était l'école ou que je lis des articles sur le sujet, je trouve ça franchement uniforme, je ne vois pas de vrai brassage : les catégories aisées recevaient une éducation de catégories aisées et les catégories moins favorisées étaient souvent interrompues à un moment de leur "ascension" à moins d'être 10 plus brillants que les autres, ce qui faisaient qu'ils étaient vite séparées. Il ne faut pas oublier que jusqu'à la fin des années 60, les jeunes étaient orientés très très tôt vers des filières manuelles, ce qui séparait "naturellement" les classes sociales car les enfants d'agriculteurs ou d'ouvriers n'avaient pas forcément le background culturel ou les moyens financiers pour s'engager dans une filière longue qui ne leur apporterait pas un métier. Et les sociologues des années 80 ont beaucoup étudié le concept de "reproduction sociale" ce qui signifie que ça ne s'est pas non plus réglé avec mai 68.
Pour moi cette nébuleuse des "valeurs républicaines" et du "modèle républicain" fait beaucoup de mal à la promotion sociale et culturelle justement. On s'accroche à des idées qui ont été créées par l'élite du 19e siècle. Il faudrait revoir ce modèle, y réfléchir en profondeur car il n'a jamais fonctionné que pour certains!
L'échec qu'on croit voir aujourd'hui n'a rien de nouveau : la France ne traverse pas une crise nouvelle de son identité. Rappelons que l'unité de la République s'est imposée en détruisant les identités locales (interdiction de parler des langues régionales, citoyens trop attachés à une certaine indépendance régionale considérés comme des menaces etc.). Ce n'est pas surprenant qu'elle soit aussi réticente aux concepts de double-culture aujourd'hui. L'identité républicaine s'est donc bâti dans l'intolérance sur son propres territoires et malheureusement quelque part ce refus de l'autre est toujours dans son ADN.
Et forcément, ça influence les Français : on parle d'antisémitisme mais qu'est-ce qu'on raconte sur les juifs au juste? On apprend qu'ils ont été persécutés sous Hitler et que les chrétiens étaient juifs... et? Pas grand-chose d'autre. Comment comprendre l'étendue et la menace actuelle de l'antisémitisme si on s'en tient à Hitler "le fou", ce dictateur qu'on nous présente comme unique en son genre et spécifique au 20e siècle? Comment comprendre son côté structurel? Mais expliquer tout ça plus en profondeur, ça signifierait parler du passé d'un peuple hors de France, de son attachement à une autre Histoire que celle purement "française" et ça... ça gêne l'idée qu'on se fait de la République et sa culture unifiée. On ne peut pas combattre l'antisémitisme et le racisme si on refuse de voir ça en face malheureusement...
Pour moi le salut du modèle républicain français viendra de l'Union Européenne : la philosophie européenne c'est théoriquement d'accepter toutes les langues, toutes les identités régionales, toutes les expressions culturelles, de s'imprégner de l'autre en allant vivre chez lui, selon ses règles plutôt qu'en le "recontrant" simplement (principes des programmes d'échanges européens) et de construire quelque chose ensemble sans chercher à valoriser un modèle uniforme.
C'est grâce à l'Europe que les langues régionales ont été re-valorisées par l'Etat français, je pense que c'est en s'ouvrant un peu plus aux enseignements de l'Europe qu'on pourra refondre un modèle républicain plus en phase avec la vraie société française.