J'ai une nouvelle théorie. Ça s'appelle "trop juste".
Je crois qu'une fois qu'on est sur un certain chemin professionnellement, on a du mal à s'en sortir. Et ça commence tôt : avec l'orientation scolaire, venir d'un milieu populaire ou de classe moyenne peut nous mener à ne pas avoir la "bonne" orientation dès le départ. Si je prends mon exemple, je n'ai pas fait de grandes écoles (c'était ma volonté anticapitaliste à l'époque qui m'a fait refuser le système des grandes écoles et choisir l'université), je n'ai pas tout de suite su quel était mon métier. Ma formation est "moyenne" pour le métier que j'exerce, il y a des voies royales qui existent et je ne les ai pas faites, soit par conviction, soit parce que je ne savais pas encore quel métier je ferais et quelle était la bonne voie pour y arriver. C'est d'autant plus vrai que je fais un métier que personne ne connait, qu'on ne connait absolument pas avant d'y avoir mis les pieds (donc les profs non plus ne savent pas t'y orienter).
Par exemple, j'ai fait un diplôme de communication à l'université parce que je voulais comprendre les gens, la société. Je me suis rendue compte bien trop tard que pour cet objectif, c'était de la sociologie qu'il fallait faire. Mais on ne m'a pas demandé, je ne le savais pas, je n'ai pas pu exprimer ce désir face à la bonne personne qui aurait pu m'orienter. C'est typiquement à cause du fait que je viens d'un milieu de classe moyenne, dans lequel l'objectif principal est toujours *le prochain*. D'abord, passe ton bac. On verra ensuite. Et ainsi de suite.
La théorie du "trop juste", c'est ce moment en salle RH où les responsable étudient les différentes candidatures pour le poste. Je le vois comme si j'y étais.
Ils et elles, responsables de la politique RH d'une boite ou d'une institution, aimeraient beaucoup "s'ouvrir à la diversité". C'est un objectif affiché. Sur ce recrutement, il y a bien une personne "issue de la diversité" qui postule. Mais sa candidature est "trop juste" par rapport aux autres. Elle n'a pas fait la même très bonne école, elle n'a pas suivi la formation reine pour ce type d'emploi. On aurait beaucoup aimé la recruter sur ce poste, mais c'est juste "trop juste" pour cette fois.
Mais en fait, c'est toujours "trop juste". Cette fois c'est qu'elle n'avait pas su qu'elle ferait ce métier plus tard et n'a pas reçu la formation initiale adéquate, bien qu'elle ait été formée sur le tard/tas. La fois suivante, ce sera qu'elle n'a pas les contacts. Ou qu'elle n'a pas travaillé dans de très grosses boites avant de postuler (ou stage). Tout ça, ça s'accumule. Et il y aura toujours des postulants blancs qui eux, ne sont pas "trop justes".
C'est pas justement le jour où la candidate a le profil adéquat, des soft skills plus affinées pour le poste (notamment une capacité à se débrouiller par elle-même), et même s'il lui manque un chouïa de formation (que la boite était tout à fait open à financer), qu'il faut l'embaucher ? C'est justement parce qu'elle est "trop juste" sur un détail que c'est la bonne candidate ? C'est ça, en fait, la discrimination positive. Ça correspond pas à embaucher n'importe qui parce qu'elle est noire et qu'il faut remplir les quotas. Ça correspond à lui donner sa chance parce qu'elle sera "trop juste" à tous les coups, mais qu'on sait qu'elle vaut quand même le coup... et que les autres auront d'autres opportunités, et elle non...