@Zute
Je suis d'accord avec toi que les formulations "choc" très rationalisantes prêtent à confusion dans cet article (même si j'apprécie le point de vue développé). Il ne faut pas oublier qu'on vit dans un monde spéciste (de la même façon qu'il est sexiste), et ce n'est pas la même chose de dire "Je n'ai pas d'empathie pour les animaux" dans un monde spéciste ou dans un monde qui ne le serait pas. Si quelqu'un, en société, me déclarait "Je n'ai pas d'empathie pour les femmes / pour les Noir.e.s", je me sentirais quand même vachement mal à l'aise en pensant à tous les crimes sexistes et racistes qui existent. Je prendrais presque ça pour de la provocation. D'habitude ce sont en effet les racistes / misogynes / carnistes qui disent de telles choses, c'est pourquoi ça prête à confusion. Si la personne me le disait dans un monde virtuellement non sexiste, je me dirais "Ok, pourquoi pas ?", mais ce monde non sexiste n'existe pas. Les propos tenus n'ont donc pas la même résonance dans les deux cas ; dans notre cas, ils résonnent clairement avec la souffrance animale qui est infinie et quotidienne.
Par contre j'ai de sérieux doutes sur des notions que tu avances et avec lesquelles je ne suis pas trop d'accord. Sur la végéphobie notamment, je ne comprends pas trop la catégorie. J'aime bien l'article des Questionscomposent que tu as cité, je le trouve très mesuré et elle explique vraiment qu'elle n'est satisfaite du terme. Mais on voit dans les commentaires que des gens persécutés par des oppressions majeures (homophobie notamment) en sont heurtés, et c'est le signe d'un problème. En fait je ne nie pas les discriminations institutionnelles dont les végé font l'objet ; les cas de parents végé qu'on a tyrannisés me scandalisent et m'attristent. Mais cela ne suffit pas à constituer une catégorie d'oppression selon moi, parce que le relevé des discriminations n'est pas suffisant pour constituer une oppression. Il faut, je crois, deux conditions supplémentaires : que des discriminations soient institutionnalisées par un système, et que cela touche à l'identité
essentielle des gens concernés.
On peut aisément argumenter que les discriminations contre les végétarien.ne.s sont institutionnalisées, puisque c'est la justice qui intervient, ou encore le corps médical. Dans le cas des oppressions, le système se construit sur une hiérarchisation entre deux catégories, une supérieure (celle qui est "bien" aux yeux de la société) et l'autre qui est mauvaise donc inférieure. On observe ça pour le végétarisme également : la consommation de viande est bien vue et encouragée, les gens qui absorbent de grandes quantités de viande sont regardés avec respect et bienveillance ("c'est un bon vivant", etc...). Donc pour ça, ok. Mais pour l'autre critère, ça coince quand même.
Le végétarisme ne constitue pas en effet une identité essentielle. Même si c'est extrêmement important pour nous, même si ça touche au plus fort de nos valeurs, on "n'est" pas végé au sens fort du verbe "être", on pratique le végétarisme. On pourrait ne pas le pratiquer. Dans le cas des autres oppressions, la discrimination touche à une composante essentielle de l'identité : un.e homosexuel est homosexuel.le, une femme est une femme (qu'elle soit cis ou trans). Les homosexuel.le.s qui vivent sous des régimes extrêmement coercitifs et se trouvent incapables d'avoir des relations avec des gens du même sexe
restent homosexuel.le.s. Si on les envoie dans des programmes de "réadaptation" et qu'on les convainc de se marier avec une personne de l'autre sexe, iels seront encore homo. Les femmes trans qui sont assignées hommes à la naissance
sont des femmes, même si tout le monde les voit comme des hommes. Les croyants protestants qui se voyaient interdits de pratiquer leur culte après la révocation de l'édit de Nantes restaient protestants ; contrairement à ce qu'on pense, l'édit de Fontainebleau n'obligeait pas à la conversion, les croyants pouvaient rester protestants "dans leur for intérieur", mais ils n'avaient plus le droit de pratiquer le culte protestant, qui était proscrit. Cela n'en faisait pas moins des protestants, car tu peux supprimer toutes les pratiques correspondant à cette identité, tu ne peux pas atteindre la part la plus intime de l'identité (on ne peut pas forcer quelqu'un à ne pas croire en son Dieu). Quand tu es gros.se, c'est relativement pareil. C'est extrêmement difficile de changer la nature de son corps ; et quand les gros.ses. le font sous la pression de la société, tu peux remarquer qu'à long terme iels finiront généralement gros.se.s (sauf cas de pathologie particulière ou de mauvaises habitudes supprimables, évidemment) ou alors iels devront s'auto-persécuter toute leur vie pour maintenir leur poids. Ça touche à une nature. La société entretient le mythe que le poids des gens vient de leurs actes (dont est modifiable) pour pouvoir justement tyranniser les gros.se.s. Si on prend la vision inverse, on en arrive à des idées extrêmement violentes, qui reviendraient par exemple à considérer que les trans sont autre chose que ce qu'iels sont (et qu'iels ne font que changer de genre par choix à un moment de leur vie). Ou que Rachel Dolezal était vraiment noire (!).
Bref, ce n'est pas le cas pour les végé. Nous avons fait un choix conscients et il nous tient énormément à cœur. Mais nous
aurions pu ne pas être végé. J'arrive à imaginer mon "moi" non végé (de toute façon, c’est celui que j'étais il y a encore deux ans !
et ça ne faisait pas de moi une personne
radicalement différente). C'était juste "moi" avec une éthique différente. Mais je n'arrive pas à imaginer mon "moi" non bisexuel, par exemple. Comme si on parlait du coup d'une autre personne. Ça forme un non-sens dans ma tête, car je ne peux pas ne pas être attirée par certaines femmes (je ne l'ai pas choisi, et à certains moments de ma vie j'ai souhaité en être débarrassé, sans que ça marche). Si demain je souhaite être débarrassée du végétarisme (spoiler : non !!), hop je redeviendrai omni sans difficulté. C'est une question de choix. Ce choix est important, il est fondateur de notre éthique. Mais nous avons des prises sur lui.
Bref, tout ça pour dire que, pour moi (je précise du coup que c'est un point de vue personnel
), les catégories "...-phobie" doivent prendre en compte cette dimension. C'est pour cela que personnellement je n’emploierai pas le mot de "végéphobie" ; les discriminations que vivent certain.e.s végétariennes - qui ne doivent pas être ignorées - me conduiraient plus à parler d'anti-végétarisme par exemple. Voilà
Désolée pour le pavé !