@La femme de Frank je te réponds en continuant la discussion; mais je comprends tout à fait si tu décides de t'arrêter là - ne te sens donc pas obligée de me répondre (ni même de me répondre de suite). Ca fait beaucoup de tartines à lire, et je comprends si le sujet te devient pénible, et si tu trouves qu'on tourne en rond.
je ne dis pas que le sujet ne peut pas être entendu parce qu'il n'y a pas uniformité, mais que justement les revendications sont souvent présentées au nom d'un groupe et devraient même apparaître comme évidentes aux yeux de tous. Alors que si tout le monde n'est pas d'accord, je pense qu'on peut dire que c'est une affaire de subjectivité, même si elle peut être récurrente chez les gens non-binaires. C'est une manière de s'approprier, de vivre les choses.
Alors pour le coup, je peux te donner une réponse claire là-dessus: dans toutes les communautés non-binaires, chez toutes les personnes non-binaires que j'ai rencontrées (ici comme aux US) donc en gros par toutes les personnes directement concernées par un besoin de modifier la langue pour se représenter correctement, il y a consensus sur ce besoin de modifier la langue.
La façon de faire diffère parfois, c'est-à-dire que les mots diffèrent: il y a une prédominance de l'adoption du terme "iel" chez les francophones que je connais, et du terme "they" chez les anglophones; ces termes ne sont pas universellement acceptés (à ce que j'en vois, il y a aussi une question de génération) - mais au final c'est de l'ordre du détail, c'est-à-dire que, qu'on adopte "iel" ou "ael" ou "ol" le but est le même: créer un pronom "neutre" ou "autre" pour représenter les personnes non-binaires.
Cette solution n'est pas uniformément adoptée par toutes les personnes trans parce que toutes les personnes trans n'en ont pas besoin - mais ça, ça souligne plus la diversité du monde trans qu'un manque de consensus sur la question. Les personnes trans qui n'ont pas un genre binaire font consensus sur le besoin de néologismes pour se définir.
Pour répondre à tes autres points: je trouve que le rejet épidermique des opinions différentes n'est pas propre au militantisme, même s'il lui nuit; et qu'il faut aussi composer avec le fait que certaines questions sont très sensibles pour les personnes qui en parlent. Par exemple, je peux concevoir qu'une personne cis ait beaucoup de mal à comprendre ce qu'est une femme trans, et ait tout plein de questions qui peuvent sembler déplacées, mais qui serait motivées par la curiosité; mais de l'autre côté, il faut aussi se souvenir que la femme trans c'est moi, et que répondre à plein de questions intrusives sur mon identité pour répondre à l'ignorance d'autrui, ça peut être difficile, surtout quand dans la balance il y a aussi un débat sur la légitimité de mon identité - si la reconnaissance de mon identité dépend de ma capacité à convaincre.
J'ai l'impression que pour toi, plusieurs réalités cohabitent, et qu'elles sont toutes valables même quand elles sont contradictoires? Et c'est en un sens difficile voire inacceptable pour moi, parce que si je peux tout à fait concevoir qu'une personne refuse de considérer mon identité comme légitime, je refuse moi d'accepter que cette position est valable. Elle existe, oui, elle est acceptable parce qu'elle existe, non.
De même, pour prendre l'exemple de mon Pineapple qui est non-binaire, oui iel côtoie énormément de monde qui n'y connait rien en transité, et si iel est out, il lui faut composer avec les réalités, qui sont entre autres qu'il est plus facile de demander à ce qu'on le genre en "il" plutôt qu'en "iel". Mais ça lui est tout de même pénible: si d'un côté je comprends et j'accepte que son entourage scolaire ne connaisse rien à la non-binarité et ne soit pas en mesure de réagir correctement, de l'autre il faut aussi comprendre et accepter à quel point c'est fatigant pour iel. Ce n'est pas pour rien que notre cercle de relations est en écrasante majorité composé de gens trans: ce n'est même pas un choix conscient, c'est juste que ça c'est fait comme ça, parce que c'est plus confortable pour tout le monde. A rester parmis les cis, on finit par péter un câble.
Et parler du langage inclusif et le démocratiser, même à petite échelle, même sur un forum comme madmoizelle, ça permet d'avoir un peu plus d'espace où il n'y a pas besoin d'être autant crispé-e en sachant que c'est impossible d'être à l'aise au milieu de gens plein de bonnes intentions mais fichtrement incapables de bien agir.
Et moi, j'ai une chance immense par rapport à mae Pineapple: si je ferme ma bouche, personne ne sait que je suis trans. Ca devient la misère dès que je le dis irl, c'est pour ça que je le dis pas.
Pour l'exemple d'une livre: j'ai encore une fois l'impression que tu prends les choses à l'envers. Oui, Watership Down est sexiste (et récent) et oui, aujourd'hui encore on sort plein de livres sexistes. Mais mon but, ce n'est pas de censurer les auteurs en découpant leurs prototypes et leurs brouillons pour que maintenant, il n'y ait plus qu'une production certifiée non-sexiste; c'est de faire en sorte, via un engagement féministe, que les gens arrêtent d'être sexistes, et donc par conséquence arrêtent d'écrire des trucs sexistes. Je sais que c'est un idéal assez utopique; mais cet idéal utopique c'est quand même le but du féminisme, non? Enfin j'ai l'impression que tu m'imagine comme une sorte de dictatrice en puissance (sans jugement négatif en soi), comme quelqu'un qui aspire à un pouvoir afin de censurer les gens pour que ce qui soit dit corresponde à un certain idéal non-sexiste non-oppressif. Il est possible de souhaiter que les gens arrêtent d'entretenir des idées dégradantes et nocives envers certains groupes de gens (comme des idées sexistes envers les femmes) sans pour autant souhaiter supprimer leur libre-arbitre et les forcer à ployer du genou sous ma tutelle. Les deux ne sont pas automatiquement liés, et ce que ça donne comme résultat, bah c'est ce sujet, où pour convaincre les gens du bien-fondé du langage inclusif, je fais des tartines et des tartines d'explications. Ce n'est pas la solution idéale, je pense - mais je n'en ai pas de meilleure pour le moment, parce que toute autre solution qui se propose à moi impliquerait de laisser tomber des trucs que je considère comme trop importants pour les abandonner.
En bref, je laisse aux gens le droit d'être sexistes et transphobes, en fait... mais je ne m'empêche pas de le leur dire non plus.
Du coup, toi, tu proposerais quoi? Es-tu d'accord pour dire que les idées sexistes sont nocives? Si oui, es-tu d'accord pour dire qu'une fois ce constat fait, il faut réagir, faire quelque chose contre ce problème? Ou au contraire, est-ce que tu dis "je vis dans ma réalité, il vit dans la sienne"? Je crois que je ne comprends pas bien ta position.
Similairement, qu'est-ce que toi tu apportes comme solution, si le langage inclusif ne te convient pas? Vu que manifestement, la langue française pose problème à une partie de la population qui ne s'y retrouve pas représentée. Est-ce que tu considères que parce qu'iels sont trop peu nombreux, les considérations de ces gens n'ont pas à être prises en compte? (Ce sont des vraies questions, pas une attaque.)
EDIT: en fait je pense que l'un des points plus larges sur lesquels on bute, c'est que l'existence même des gens trans, la reconnaissance de leur identité, qu'iels soient non-binaires ou non, c'est un enjeu et une question politique, qui est politiquement débattue.
Il n'est donc pas étonnant que les gens non-binaires et trans de manière plus générale qui veulent affirmer leur existence le fassent d'une façon qui semble autoritaire: personne n'aime débattre de la légitimité, ou de la réalité, de son existence - c'est un peu comme si leur argument consistait à crier très fort "mais j'existe, zut!" dans la figure des gens.
Il faut s'imaginer ça en se mettant à notre place: comment réagiriez-vous si des inconnu-es, des personnalités politiques comme des quidams, se demandaient ouvertement si vous existiez ou non, si vous étiez réellement la personne que vous disez être, si votre prénom est vraiment le vôtre, s'il faut vraiment utiliser le féminin pour parler de vous, et si ça fait pas un peu trop de néologismes et de changements tout ça, quand même? Si, en soi, une certaine habitude de ce genre de conversation s'instaure (tout simplement parce que c'est un événement récurrent dans la vie d'une personne trans) force est de reconnaître que c'est déroutant, et qu'il peut être difficile de répondre "comme il faut" - après tout, à trop être insistant-e on est accusé-es d'imposer nos idées, à trop être conciliant-e et dans l'explication et la démonstration, on est à la merci de la mauvaise foi, du rejet, ou de l'ignorance et du je-m'en-foutisme, et on finit par vivre dans le stress à se dire qu'il faut absolument qu'on explique bien car notre vie en dépend.
Je crois que la discussion sur la légitimité de l'adoption du langage inclusif est un reflet de cela. En-dehors des considérations féministes visant à mieux représenter le genre féminin, et tous les genres, au travers de la langue (qui est une réorganisation plus que l'introduction d'une "nouveauté") la volonté d'insérer une représentation genrée pour les personnes non-binaires au travers du langage inclusif est fortement liée à la volonté de voir leur existence reconnue pour les personnes non-binaires.