J'ai lu attentivement le débat et il m'a fallu un peu de temps pour formuler mes pensées (c'est un sujet que je trouve compliqué) mais là je crois que j'ai mis le doigt sur ce qui me chiffonne.
Un homme trans ne naît pas dans une société neutre, la question de l'identité de genre est encore loin d'être acquise et de fait on peut pas considérer les hommes trans comme des entités séparées des femmes cis du point de vue de leur vécu dans une société patriarcale. Les hommes trans sont soumis à la misogynie puisque l'environnement dans lequel ils vivent et grandissent va les considérer comme des femmes jusqu'à ce qu'ils parviennent à s'en détacher pour affirmer leur identité, ce qui ne se fait pas en un claquement de doigt pour des tas de raisons : il faut avoir la confiance en soi et en son expérience nécessaire, ça demande de la maturité, de l'indépendance physique et émotionnelle, financière même s'il faut se détacher de sa famille si elle est ignorante ou carrément oppressive, on a besoin d'un entourage auprès duquel on se sent en sécurité pour s'affirmer tel qu'on est, etc. Enfin c'est un long processus, ne serait-ce que pour clarifier ces questions vis-à-vis de soi-même.
De fait, l'expérience des hommes trans va être conditionnée par la misogynie au même titre que les femmes cis puisque, pour l'écrasante majorité d'entre eux, ils sont assignés femmes à la naissance et élevés comme tels. Au moins jusqu'à ce qu'ils parviennent à s'en détacher en effectuant leur transition (et encore, peut-on dire que celle-ci suffit à les affranchir totalement, encore une fois parce qu'ils ont grandi dans cette société qui a fait peser sur eux les oppressions inhérentes au genre qu'elle leur a assigné ?) Donc ils n'échappent ni aux conséquences psychologiques et émotionnelles de cette expérience, ni aux conséquences biologiques, puisqu'eux aussi ont leurs règles. Même pour ceux qui ont mis fin au processus de menstruation par un traitement hormonal en effectuant leur transition (et il me semble que c'est pas la majorité), il n'en reste pas moins qu'ils en ont fait l'expérience pendant les années qui ont précédé celle-ci. Bref, donc ils n'ont pas été épargnés par les maux inhérents aux menstruations : douleurs (souvent pas prises au sérieux), honte, endométriose éventuellement, etc. Et même plus largement, ils ont pu être concernés par les violences gynécologiques, la contraception et ses problèmes éventuels, le risque d'une grossesse non désirée, l'IVG, etc., enfin tous les problèmes qui peuvent découler du fait de posséder un utérus.
Du coup j'avoue que je comprends pas très bien moi non plus pourquoi on accorde cette espèce de prévalence aux femmes cis en avançant que c'est d'elles en priorité qu'il faut parler quand on évoque le sujet des règles. C'est la misogynie qui fait que tout ce qui touche aux règles (et plus largement au fonctionnement de l'utérus) est vu comme dégradant et, sur ce plan-là, les femmes cis ne sont pas les seules à être touchées. Pour moi c'est une question d'intersectionnalité, en fait : je ne vois pas ça comme une manière de nous invisibiliser (je dis "nous" en tant que femme cis moi-même), mais plutôt comme une forme de solidarité. Je vois pas trop, pour dire vrai, pourquoi on s'accorderait un monopole sur ces questions sachant qu'on est pas les seules à en souffrir. Personnellement, ça me pose pas mal problème de me dire qu'il faut parler de moi en priorité sur ces questions-là.
Je trouve d'autant plus curieux d'avancer l'argument de l'invisibilisation qu'à mon sens, entre les hommes trans et les femmes cis, à l'échelle globale de l'humanité, ce n'est pas ces dernières qui sont le plus en danger d'être passées sous silence, dont l'existence est au mieux ignorée au pire carrément niée. On subit l'oppression du patriarcat, on subit cette violence, oui, bien sûr, mais notre identité en elle-même n'est pas remise en question. Personne ne nous refuse le statut de femme cis. Ce qui n'est pas le cas des hommes trans (des personnes trans plus largement), loin de là. Ni des personnes non binaires ou neutres. Du coup (à mes yeux encore une fois), voir l'inclusion des hommes trans comme une menace pour notre propre visibilité, c'est l'expression d'un certain privilège. Enfin pour parler concrètement je vois pas trop de quoi on nous prive quand on parle de "personnes menstruées" au lieu de "femmes". Y a-t-il un risque que l'emploi des formules inclusives fasse oublier que les femmes cis existent ? J'ai l'impression d'enfoncer des portes ouvertes mais les personnes qui entretiennent et propagent des idées misogynes sont à 99,9% des personnes qui n'admettent pas qu'il y a une différence entre femme cis et homme trans
Du coup les nuisances qu'ils entraînent touchent les derniers autant que les premières. Je sais pas si on peut dire qu'on est concernés au même niveau, mais pour moi c'est pas nous d'abord et eux ensuite. C'est pour ça aussi que je suis pas d'accord avec le schéma "big picture/detail oriented" : si la "big picture" omet l'existence d'une catégorie non négligeable de la population qu'elle est censée représenter, c'est une mauvaise "big picture" à la base.