Et moi je me demande ce que ça fait d'avoir 13 ans, d'être élevé dans l'idée que rien n'est plus sacré que le prophète Mahommet et que toute représentation en est interdite, et de tomber sur des caricatures de son dieu dont le turban est une bombe à la mèche allumée. Je me demande ce que ça fait de voir sa religion et sa culture stigmatisée depuis une bonne décennie par ceux qui se proclament être "le premier parti de France" et bien d'autres, ce que ça fait de voir un soutien mondial à un journal qui tape méchamment et systématiquement sur ce qu'on a de plus sacré, de découvrir ce genre de dessin quand t'as treize ans et que cette religion est ta structure.
On a tendance à considérer la liberté d'expression comme quelque chose qui va de soi, que s'y opposer est le fait de censeurs anti-démocratiques. Mais ce n'est pas si binaire, et non, accepter cette liberté n'est pas forcément
évident. Personnellement, je grince des dents en voyant des dessins de Charlie Hebdo que je considère comme sexistes, alors que je suis adulte, que j'ai eu la possibilité de mettre les choses en perspective pour arriver à la conclusion que c'est un mal nécessaire de taper sur tout et tout le monde, que mes parents achetaient régulièrement cet hebdomadaire et que je suis donc imprégnée de ce style d'humour, que je suis athée donc qu'aucune attaque du sacré ne peut m'offenser.
Alors je ne peux qu'essayer d'imaginer ce que ça provoque chez un jeune ado qui a des repères sacrés et minoritaires dans notre société d'être confronté à ça. Le chemin qu'il a à faire, parfois contre ses parents qui lui disent de ne pas respecter la minute de silence en l'hommage de ces dessinateurs qui les ont offensé en ridiculisant leur dieu. Franchement j'ai souffert au moment de l'affaire des caricatures danoises, pour tous ces musulmans qui ont été blessés. Comme si on voyait des représentations de sa mère à quatre pattes avec un concombre dans les fesses. Ça fait mal hein? Ça offense, non? Ça blesse? Ça provoque de la colère? Pareil pour eux, en pire. Alors oui, je considère qu'on a mille fois eu raison de publier ces caricatures, même si elles étaient de mauvais goût. Oui, j'aurais accepté ces images indécentes de ma mère en fâcheuse posture dans l'espace public (et j'aurais été résistante pendant la guerre

). Oui, il faut taper et taper encore sur tout et tout le monde pour que rien ne demeure inattaquable et qu'on puisse tout remettre en question, c'est le socle d'une société saine. Mais ça a un prix, et en l’occurrence ce n'est pas moi, adulte, athée, blanche, ayant grandi avec cet hebdo, qui le paie le plus cher. Je me suis donné la peine de naître, d'écouter mes parents, de me forger ensuite mes propres opinions et valeurs mais on ne peut pas dire que j'ai du mal à vivre avec vu leur caractère subversif proche de zéro

. On demande aujourd'hui à certains de faire tout ce chemin à peu près seuls alors qu'ils viennent de beaucoup plus loin.
Moi je comprends qu'on tente de justifier ces assassinats. Il FAUT comprendre pourquoi on les justifie, ça ne vient pas de nulle part. Facile de ne pas s'offusquer d'une valeur pourfendue quand elle n'est pas la nôtre, et de venir donner des leçons de liberté et d'humanité ensuite.
Rien ne justifie cet atroce carnage. Mais croire que comprendre c'est excuser, alors que comprendre c'est commencer à déjouer les rouages de ce cercle vicieux dont nous sommes en partie responsable, c'est foncer droit dans le mur. Si ces horreurs nous ont appris quelque chose, c'est quand même bien qu'il nous faut ouvrir les yeux sur la complexité de la chose au lieu de se boucher les oreilles en récitant nos éternelles antiennes en guise de cache-sexe.