Dans la modèle schématique du roman de chevalerie, les ennemis sont redoutables mais à peine caractérisés. Pour la princesse, on notera qu'elle est toujours fidèle mais qu'elle n'est pas toujours chaste; en outre, elle obéit souvent à une règle de conduite qui nous est familière d'après les contes de fées : en effet, selon Propp, « si les interdictions sont toujours transgressées, les propositions trompeuses, au contraire, sont toujours acceptées et exécutées » (1970 : 41). Dans le roman, cette règle vaut pour l'héroïne - une critique féministe y verra sans doute un indice insidieux de l'inégalité des sexes : l'héroïne - qu'elle s'appelle Oriane (Amadis), Astrée ou Alcidiane (Polexandre) - ajoute foi aux fausses rumeurs qu'un rival répand au sujet de son amant et interdit à celui-ci d'oser jamais reparaître devant elle.
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Le roman picaresque se caractérise par l'absence de quelques « ingrédients » essentiels du roman traditionnel (le roi, la princesse, l'amour) et par la mise en question de quelques autres (dégradation des aventures). Le roman français, tel qu'il a évolué depuis le XVIe siècle, constitue le spectacle varié et passionné d'une systématique des doutes, de doutes dirigés tantôt contre l'un tantôt contre l'autre parmi les éléments constitutifs obligatoires du roman traditionnel. Le premier doute porte sur l'amour : nous voyons, dès le milieu du siècle classique, qu'un assez grand nombre de romancières - le sexe est, ici, significatif! - nous proposent une leçon de méfiance à l'endroit de la passion amoureuse - l'objet de l'adoration se révolte contre le principe qui est censé fonder et justifier cette adoration! Et si les romantiques - des hommes pour la plupart - font des efforts désespérés pour réhabiliter ce sentiment, en inventant, avec Goethe, Hugo, Nerval, Michelet, « l'éternel féminin » et le « grand amour », ces efforts restent, précisément, désespérés : c'est maintenant roman sentimental. Celui-ci remplace le dénouement positif dépassé du mariage par celui de la (belle) mort (Pelckman, 1976); la mauvaise mort, comme forme de dénouement romanesque, en serait la parodie intertextuelle. Madame Bovary devient ainsi doublement un « anti-roman » : il l'est aussi bien par rapport à L'Astrée que par rapport à La Nouvelle Héloïse.