— Je ne m’ébahis pas tant, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive; car en notre monde les pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime; mais de n’oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait risible.
— Et moi, répondit le démon, je trouve beaucoup d’apparence à son opinion, car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas autant créature de Dieu que vous? (...) Ne croyez-vous pas en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler quand on la coupe, qu’elle ne dît : “Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort? Je ne croîs que dans tes jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrais en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine en suis-je sorti que pour y retourner. Je me lève de terre, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfants en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête !”
Voilà les discours que tiendrait ce chou s’il pouvait s’exprimer. Hé! comme à cause qu’il ne saurait se plaindre, est-ce dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne saurait empêcher? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre? Au contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté; car combien que cette malheureuse créature soit pauvre et soit dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort pour cela. Quoi! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de végéter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez l’âme d’un chou en le faisant mourir : mais, en tuant un homme, vous ne faites que changer son domicile; et je dis bien plus : Puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n’est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes. (...)
Sou- venez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme nous; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tour que vous lui faites, par lesquels il attire sur vous la vengeance du ciel. Que si vous me demandez comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel, par exemple, à votre imitation ne dise pas le soir en s’enfermant : “Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur, CHOU CABUS.” »