CRÉER LES CONDITIONS DU DÉSACCORD
( pourquoi je voterai pour la NUPES demain et pourquoi être en désaccord avec l’union populaire est une raison de plus de voter pour elle )
Je voudrais ici tenter de m’adresser à celles et ceux qui hésitent encore à voter pour la NUPES aux élections de dimanche, soit parce qu’ils ou elles ne se retrouvent pas totalement dans le programme de cette union de la gauche, soit à cause d’une méfiance à l’égard des partis traditionnels ou de certaines personnes qui composent cette union - méfiance que je partage à plusieurs égards, je tiens à le dire.
D’abord, il faut rappeler quelque chose que beaucoup ont rappelé ces derniers jours : ce qui arrive avec cette élection parlementaire est historique. C’est l’une des très rares fois dans l’histoire politique des dernières décennies que la gauche s’unit autour d’un programme, et que la gauche a une chance de l’emporter. C’est la première fois depuis plusieurs décennies que nous avons une chance d’interrompre le cycle politique infernal mis en place par les gouvernements Chirac-Sarkozy-Hollande-Macron, qui se sont tous plus ou moins présentés comme adversaires, mais qui au fond n’étaient rien d’autre que des adversaires complices, qui tous ont mené la même politique de radicalisation des inégalités : déremboursement des médicaments, appauvrissement de l’hôpital public et de l’éducation nationale, destruction des systèmes de retraite, baisse des aides sociales, et plus encore.
Sous Emmanuel Macron, il est devenu plus difficile d’accéder aux indemnités chômage - la mesure sera pleinement mise en place bientôt. Sous Macron, les plus précaires ont perdu 5 euros d’APL par mois tandis que les plus riches ont vu leurs impôts baisser. Sous Macron il a été décidé que l’âge de la retraite serait repoussé.
Et ce n’est pas terminé : juste avant le début de son second mandat, Emmanuel Macron a déclaré que les allocataires du RSA devraient être forcés de travailler 20 heures par semaine. Juste après son élection, nous avons vu l’éducation nationale réduite à néant, avec la mise en place du “job-dating” pour les futurs enseignants.
La simple possibilité de mettre un terme à cette politique brutale devrait suffire à nous convaincre de voter pour la NUPES, qui est, en ce moment, la seule organisation politique capable de l’emporter face à Macron.
Mais que faire alors de nos désaccords potentiels ?
Il faudrait rappeler ceci : que c’est justement dans un contexte où la gauche aurait le pouvoir qu’il serait possible d’exprimer ces désaccords. Que seule une personne qui partage une approche progressiste du monde peut entendre une critique progressiste ; les autres s’en moquent, puisque justement tout ce qu’ils font vise à réduire le progrès, ou pire, à régresser.
En vérité, il n’existe pas d’expression du désaccord en tant que tel, mais seulement des conditions sociales d’expression du désaccord, des contextes dans lequel il est possible d’exprimer un désaccord, et d’autres dans lesquels c’est une chose impossible. Et paradoxalement, le désaccord ne peut trouver un écho et être efficace qu’à condition d’une forme d’accord sur une base commune, ou, au moins, sur la base d’un langage commun.
On ne peut pas exprimer son désaccord en allemand ou en italien à une personne qui ne parle que le français ou le portugais. Sans langage commun, on ne peut pas être en désaccord avec quelqu’un ; on parle seul, on crie dans le désert.
Je lis depuis quelques jours des textes de personnes qui hésitent à voter pour la NUPES demain, parce que les socialistes font partie de l’alliance ou parce que les quartiers populaires n’y sont pas assez présents. Je partage ces deux critiques. Mais est-ce qu’il ne sera pas plus facile de poser ces questions à l’intérieur d’une dynamique de gauche ? En quoi est-ce que ne pas voter pour la NUPES, et donc, laisser Macron gagner, nous permettrait de donner une place plus grande aux quartiers populaires ou de critiquer les actions et les inactions du parti socialiste au cours de ces dernières années ?
Il est d’autant plus vrai qu’il sera impossible d’exprimer des différends sous Macron que le mode de gouvernement d’En marche a représenté une rupture historique dans la gestion politique du désaccord. C’est peut-être ce qui a été le plus caractéristique de premier mandat d’Emmanuel Macron, par rapport aux précédents gouvernements.
Comment ont été traités les désaccords ?
Par des tirs de gaz lacrymogènes, par la répression violente des gilets jaunes, par des mains arrachées, des yeux crevés, des fractures de boîtes crâniennes.
On a assisté sous Macron à une radicalisation du dispositif néolibéral vis à vis des mouvements sociaux et des manifestations : une manière de ne pas les écouter, de ne pas les regarder, de ne pas les prendre en compte, de gérer l’Etat comme une entreprise où la hiérarchie décide. Le mouvement des gilets jaunes a été sans précédent, la protestation contre la réforme des retraites a été immense. Nous avons manifesté, réuni de l’argent pour soutenir les grévistes, mobilisé l’opinion. Aucune de ces protestations n’a été entendue.
Même sous la droite classique la plus réactionnaire, même sous Sarkozy ou Chirac, les gouvernements reculaient sur certaines réformes quand la pression de la rue devenait trop grande. Qu’on pense au CPE ou au dossier Darcos sur le lycée : des projets étaient abandonnés, des ministres démissionnaient. Sous Macron, toutes les protestations ont été ignorées, ou réprimées. La stratégie politique a consisté à laisser mourir les mouvements sociaux comme s’ils n’avaient jamais existé. Nous avons fait l’expérience d’une impuissance politique presque totale. D’une mort de la possibilité de l’expression du désaccord.
Au contraire, ces dernières années, les rapports de force venus des mouvements sociaux, des manifestations, des quartiers populaires, ont transformé la gauche. Les désaccords entre la gauche radicale et la gauche institutionnelle ont bouleversé une partie du champ politique.
Des partis qui ne parlaient jamais des violences policières ont été forcés de prendre position dessus et de dénoncer le système policier ; des personnalités de gauche qui s’opposaient au mariage gay ou même au Pacs aujourd’hui n’oseraient plus les remettre en cause, et dénoncent la droite et l’extrême droite qui voudraient revenir en arrière ; le Parti socialiste a été réduit à presque rien, au profit de la France insoumise. Tout cela a été rendu possible par les protestations internes à la gauche.
À cet égard, la trajectoire politique de Jean-Luc Melenchon est assez exceptionnelle ; dans un monde politique où la règle est souvent de basculer progressivement vers la droite avec l’âge et avec le vieillissement social, Melenchon, lui, n’a pas cessé de se déplacer vers la gauche. Les associations de lutte contre le dérèglement climatique ont presque unanimement affirmé que son programme était le plus écologiste. Son mouvement a maintenant un des programmes les plus avant-gardistes sur les questions LGBT. Dans les manifestations contre les violences policières, la France insoumise a été de plus en plus présente.
Faire gagner la gauche demain à l’élection législative, c’est prolonger cette dynamique. C’est nous battre pour des réformes urgentes sur lesquelles nous sommes d’accord, comme l’augmentation du smic, la retraite à 60 ans ou le blocage du prix des produits de première nécessité, mais aussi créer les conditions favorables dans lesquelles nos futurs désaccords seront possibles, et audibles. Être en désaccord avec l’union populaire, c’est donc peut-être une raison supplémentaire de voter pour elle.